L’autoportrait groupal

Avril 2013

Dans l’entre-deux… Je me suis construit au carrefour de deux modes de pensée, de ressenti et de communication, deux univers tantôt vécus comme conflictuels, opposés et exclusifs, tantôt comme complémentaires, polaires, et intégratifs. L’entre-deux a été, et est pour moi, toujours sujet de réflexion que je vais ici exposer tout en tenant compte du contexte spécifique de groupe.

Dans un premier temps j’aborderai la conscience dite modifiée, puis le corps/groupe dans sa fonction de support facilitateur pour celle-ci. Par la suite je décrirai une forme d’entre-deux en groupe (« autocentré ») ainsi que quelques-uns des effets produits par la créativité picturale (peinture – autoportrait groupal).

L’entre-deux, à la lumière de la simultanéité et de la transcendance se profile dans bon nombre de concepts gestalt-thérapeutiques tels que le mode moyen, l’indifférence créatrice, la frontière-contact, le champ… Ici je tiendrai tout particulièrement compte des notions de conflit, de polarités et d’unification.

Mais tout d’abord, en guise d’introduction, j’invite le lecteur à imaginer le cadre dans lequel se déploie le processus de création d’un « autoportrait groupal » par la peinture.

L’autoportrait groupal – le cadre

Une dizaine de personnes s’est réunie autour d’un même projet. Au centre, une « toile » vierge, support matériel d’une future création commune. Véhiculées par les corps en mouvement, les pinceaux et la peinture, les structures mentales individuelles se rencontreront et créeront, en s’accordant les unes aux autres et en entrant mutuellement en résonance, une nouvelle structure dynamique – collective. Stimulés par les rencontres entre eux et avec la toile, les participants donneront naissance à un autoportrait groupal comme la représentation graphique d’une « structure mentale de groupe ».

La consigne est simple :

  • Vous travaillerez simultanément dans un espace commun (avec au centre une feuille de papier kraft d’environ 1,5 x 2 m) pour créer une œuvre picturale collective.
  • Vous disposerez, par personne, d’1 grand pinceau et d’1 couleur (gouache) que vous choisirez parmi les 10 couleurs proposées. Au cas où la couleur de votre choix serait déjà prise vous en choisirez une autre. Tout au long de la création de l’œuvre chacun évoluera avec une seule couleur et le même (grand) pinceau.
  • Toujours avec votre couleur personnelle vous pourrez aussi, le cas échéant, utiliser l’un des petits pinceaux mis à la disposition du groupe.
  • Vous porterez votre attention sur le processus en cours – silencieusement, sans parler. Vous pourrez communiquer par le « langage » du corps et du pinceau, vous déplacer, marquer vos espaces et vos frontières, vos mouvements, vos rapprochements et éloignements, tracer votre parcours tout en tenant compte des places et des mouvements des autres, en alternant continuité et discontinuité du tracé et des formes.
  • À la fin, la feuille ne devra plus contenir d’espace vide et être entièrement recouverte de couleurs. Il ne s’agit pas de faire quelque chose de beau, de « l’art ». L’acte de création prime sur le produit fini.

Le cadre étant posé, le groupe pourra se mettre au travail. Entrainé par le processus interne et la synergie groupale, chacun apportera sa contribution à l’œuvre. Tout au long du parcours, l’intensité et la concentration de l’énergie seront « palpables ». À la fin, et par lui-même, le processus de création s’achèvera et ouvrira sur une contemplation silencieuse du travail terminé.

Chacun pour soi mais toujours porté par l’expérience groupale. Avec la contemplation réapparaitront les impressions du chemin parcouru. Des souvenirs émergeront, des associations se feront, spontanément. Des interrogations se profileront, des réponses surgiront et apporteront un nouvel éclairage, d’autres se feront attendre … Le processus d’élaboration et d’assimilation aura commencé.

Le corps et le groupe

Pendant le processus de création, l’expérience le montre, tout groupe est fortement impliqué sur le plan corporel, et ce d’autant plus, qu’il évolue dans le silence. Ses membres s’approprient, physiquement et psychologiquement, l’œuvre en devenir qui couvre – au sol – une surface d’environ 3 m². Debout, la gouache dans une main et le pinceau dans l’autre, on se penche en avant et on commence à peindre, puis on se redresse, fait un pas en arrière, scrute sa création et s’approche à nouveau de l’œuvre en devenir. On se sent emporté par un élan intérieur. Parfois, la présence d’une personne est ressentie comme gênante. Les pinceaux s’entrecroisent. La fluidité du trait est bloquée. On se redresse, contourne « l’obstacle » et poursuit son cheminement un peu plus loin. Une autre rencontre incite à faire un bout de chemin ensemble, les tracés se dessinent en miroir ou en parallèle, simultanément, la concentration et la respiration s’intensifient. Un moment de relâchement, un peu plus tard, permet de détacher son attention de l’œuvre naissante et d’observer les autres participants. On voit les corps évoluer comme dans un ballet, s’incliner, se redresser, avancer, reculer, contourner l’œuvre comme s’ils suivaient le script d’un scénario caché. Puis, le pinceau, prolongement de soi-même, demande à entrer à nouveau en action…

Impliqué dans le processus créatif on peut mesurer l’intensité de l’investissement corporel. Les zones primitives, préverbales sont stimulées. Le contrôle habituel du verbal, la parole parlée ou pensée, est mise entre parenthèses. Les défenses ordinaires, un peu plus apaisées à présent, ont cédé la place à une effervescence empreinte de candeur enfantine. La concentration est intense, par moments des éclats de rires jaillissent. L’ambiance est à la fois ludique et grave, la présence entière.

Si cette expérience s’accompagne d’une implication corporelle importante, elle met en évidence aussi l’impact du groupe. Le deux sont d’ailleurs intimement mêlés. Tout comme le corps, le groupe, caisse de résonance amplificatrice, met en vibration des zones archaïques, des liens d’appartenance, des espaces où l’individuel se fond dans le grégaire où la fusion peut s’étendre au-delà de toute frontière .1

Symbolisé par la toile, le corporel/groupal est le terreau fertile qui donne naissance à des pousses insoupçonnées, des plantes extraordinaires, fantastiques. Corps et groupe ouvrent sur un espace psychique « extraordinaire », dont l’accès n’est trop souvent « réservé » qu’aux enfants, artistes ou psychotiques. La différence avec ces derniers consiste en la conscience accrue que l’on peut en avoir, conscience qu’on a coutume de qualifier de « modifiée ». Cette conscience, c’est ici, dans le contexte du groupe et de l’œuvre picturale, la capacité à rassembler et contenir les forces antagonistes.

Pour apprécier le sens que prend ce terme pour le groupe et en particulier le groupe « autoportrait groupal », je tenterai au préalable de décrire, en m’appuyant sur l’exemple du rêve dit lucide, une forme de conscience modifiée que j’appellerai conscience simultanée immédiate. Puis j’aborderai une variante de cette conscience qui sera illustrée par le « groupe autocentré ».

La conscience simultanée immédiate – le rêve lucide

La conscience onirique (telle qu’elle apparait dans le rêve) est, ordinairement, séparée de la conscience éveillée par le filtre du contrôle et de la censure. Plus ou moins opaque, ce filtre déforme le souvenir du rêve ou même l’abolit. Aussi, il empêche le rêveur de commenter le rêve en cours. Le récit (intérieur) du rêve ne sera possible qu’après le réveil. Dans certaines circonstances, cependant, la séparation entre la conscience du sommeil et celle de l’éveil est abolie (ou considérablement réduite). C’est le cas du rêve lucide 2 qui peut être défini comme la convergence de deux consciences, l’une onirique et l’autre éveillée. Cet entre-deux est tout aussi fascinant qu’il est instable ; pendant le rêve lucide, tel un équilibriste, on (la conscience modifiée) évolue sur une ligne de crête menue. À tout moment on peut basculer et chuter d’un côté (le réveil) ou de l’autre (l’endormissement normal). Mais si on parvient à garder cet équilibre fragile, la conscience accrue de rêver permet, non seulement de commenter le rêve en cours, mais aussi d’agir sur lui, et ce, en toute lucidité. On peut, si on le veut, modifier le rêve à son gré, tout en faisant l’expérience de soi-même et de son environnement (rêvé) avec l’acuité de l’éveil. C’est vraiment comme si on était réveillé. Le rêve est, en quelque sorte, devenu réalité. C’est fantastique et troublant ! C’est l’expérience de la conscience simultanée immédiate 3. De l’avoir vécu, modifie le regard sur « la réalité ». Les personnes qui ont fait l’expérience de cette lucidité (onirique) affirment que le fantastique est réel. Certains se mettent à la recherche d’aventures intérieures par la drogue. Mais l’expérience de la conscience simultanée immédiate, le rêve lucide, ne nécessite aucune prise de drogues. Elle fait partie des expériences extraordinaires « communes », accessibles à tout le monde, en tous cas à ceux qui s’y intéressent et qui montrent suffisamment de persévérance pour les réaliser, en puisant dans les forces de leur psychisme.

Même si elle ne se manifeste que rarement et qu’elle ne fait pas partie des expériences quotidiennes, la conscience simultanée immédiate, toujours présente en tant que potentialité, est « patrimoine génétique » de l’être humain. Elle est origine et aboutissement des efforts de l’homme en quête d’unification, de la transcendance des limites séparatrices. Elle est la réalisation instantanée (mais labile et fugace) d’une quête commune. C’est peut-être là aussi l’une des raisons pour lesquelles Fritz Perls, malgré son scepticisme à l’égard des quêtes spirituelles, dit ne pas avoir inventé la Gestalt-thérapie mais l’avoir redécouverte. Car l’esprit de la Gestalt-thérapie est aussi celui de la transcendance.

La conscience simultanée immédiate nous intéresse ici pour son caractère fondamental et universel et pour les formes dérivées qui en découlent. Modifiée, nous la retrouvons dans certaines constellations groupales tel le groupe autocentré. Fixée dans la matière, elle réapparaît dans l’œuvre picturale (comme dans l’autoportrait groupal) et évoque le monde « irréel », onirique et fantastique du rêve lucide…

De par la nature volatile de l’esprit, la conscience simultanée immédiate (rêve lucide), manifestation de l’esprit unifié, ne peut s’exprimer directement par et au travers de la matière. Lorsqu’elle se trouve « incarnée », elle perd cette simultanéité absolue qui la caractérise et se transforme en une conscience modifiée véhiculée par le corps et par le groupe. Attachée à la matière et à la temporalité, cette conscience-là permet aux deux états, onirique et réveillé, non plus de coexister en fusion et simultanément (rêve lucide) mais de coexister simultanément en se manifestant en alternance. Les manifestations de cette conscience alternante sont observables au sein d’un « groupe autocentré ».

Le groupe autocentré

Ce terme désigne une configuration groupale telle qu’elle peut se former, à un moment donné, dans un groupe de Gestalt-thérapie : une personne est au centre, entourée par les autres qui la contiennent en établissant un contact corporel rapproché. Voici donc la description d’une séance de « groupe autocentré » où la conscience modifiée, véhiculé par la proximité corporelle, alterne dans l’entre-deux « onirique »/éveillée 4. La personne « centrale », celle qui avait initié ce travail, le qualifia plus tard « d’exorcisme ».

D’une voix stressée et stressante elle commence par se plaindre d’être toujours dans l’urgence, dans l’hyperactivité. Centré sur elle, je me sens rapidement essoufflé. Des images de conflits et de guerres envahissent mon imaginaire. Je la vois dans des batailles, se battre avec des chevaliers, toujours en première ligne ; elle ne s’accorde aucun répit. Elle dit ne pas se sentir protégée face aux évènements du monde qu’elle vit avec intensité. Elle se plaint de ne pas avoir de « peau ». Je lui propose alors de s’allonger au centre et invite les autres participants à « constituer sa peau » en posant les mains sur son corps.

La Gestalt-thérapie, et tout particulièrement la Gestalt-thérapie en groupe, peut donner accès à de profondes « régressions », parfois même très profondes. La personne qui « travaille » peut « traverser le miroir », entrer en contact avec des zones archaïques, plonger dans des espaces psychiques oubliés ou refoulés et revenir, en passant par des « paliers de décompression », à la réalité groupale avec le souvenir de son expérience. Un temps de parole peut être indiqué, par la suite, pour relier le vécu émotionnel à la compréhension intellectuelle et mieux assimiler l’expérience. Le processus passe par des étapes successives.

Le cas « exorcisme » se présente différemment. La succession des étapes y est remplacée par leur alternance. Tout au long du travail qui dure une bonne heure et demie, une étroite connexion entre émotion et intellect permet un va-et-vient rapide entre « onirique » et « éveillé », « régressif » et « progressif » :

Elle choisit de s’allonger sur le dos, les autres s’assoient autour d’elle et « créent sa peau » par le contact de leurs mains posées sur son corps. Aussitôt, le processus se déclenche : elle est saisie par des spasmes, son corps se tord et fait des bonds, des hurlements éclatent, puis des rires. Les yeux fermés, entre crampes et cris stridents, interminables, elle s’adresse au groupe et fait des commentaires, non dénués d’humour, tels : « pas besoin d’aller au Pérou, pas besoin de fumer ». Elle décrit des sensations de peau de différentes épaisseurs, elle parle en images : « une semaine de blanc », c’est un cadeau qu’elle veut se faire. Alors qu’elle a les yeux fermés elle « voit » l’une des participantes. Elle a la sensation d’être debout, très grande, posée sur les mains de cette participante qui « est » chamane. Elle sent les doigts des autres à l’intérieur de son corps, ses mains « sont » les mains des autres, ses bras et sa poitrine forment une barre, elle « perçoit » les personnes autour d’elle comme une couronne. Elle trouve que « c’est de la folie », tellement l’expérience est intense. Elle hurle, se cambre, crie, rit à nouveau et commente. Tout au long du travail « régressif » elle reste parfaitement connectée au groupe, elle lui parle et le fait participer à son évolution interne, certains lui répondent. Finalement le cycle s’achève : « ça y est ». Elle réussit maintenant à décoller ses mains de celles des autres (ce qui lui était impossible avant), et les mains du groupe se décollent d’elle. Uniquement d’avoir vécu cela, dit-elle, et de savoir que ça existe, vaut la peine de vivre. Les autres sont impressionnés, certains ont eu peur, quelqu’un a prié.

Pour rappel, le rêve (nocturne) normal est séparé de l’éveil (diurne) tout comme une régression au cours d’un travail thérapeutique s’accompagne d’une relative déconnexion du « réel » 5. Dans l’exemple relaté, une telle déconnexion n’a pas eu lieu et une plongée en profondeur a néanmoins rapidement été faite : l’effet de la conscience simultanée alternante.

En résumé : la conscience simultanée immédiate (rêve lucide) est, à priori, une expérience de l’esprit labile qui fait coexister simultanément, unifiant, deux états de conscience, ordinairement séparées l’un de l’autre par le filtre du contrôle et de la censure. L’état de conscience du « groupe-autocentré », plus stable, de nature intra- et interpersonnelle, est liée à la matière, le corps et le groupe, et fait coexister l’onirique et l’éveillée, en alternance rapide.

Conflit et clivage

La Gestalt-thérapie, approche holistique, a une vision positive du conflit. Le travail thérapeutique vise l’intégration des parties conflictuelles et commence précisément là, où filtre ou clivage créent la séparation, là aussi où toute tentative névrotique de pseudo-résolution du conflit échoue. Mais la tâche du Gestalt-thérapeute n’est pas d’apporter une solution au conflit : « …aucun conflit ne devrait être dissout par la psychothérapie. Les conflits « intérieurs », en particulier, sont fortement énergétisés …, ce sont des moyens de croissance … la véritable vocation est d’abord découverte dans le conflit. » 6 La tâche du thérapeute consiste donc, entre autres, à empêcher de trouver une solution précipitée, à développer le champ de la conscience, (à savoir le contact dans ses multiples variations) et à aider son client ou patient à contenir le conflit et y faire face.

Le groupe et le pouvoir révélateur de l’œuvre picturale

Pour illustration, voici maintenant l’exemple d’un travail individuel réalisé au sein d’un groupe, au cours duquel un conflit intrapsychique est poussé à son paroxysme par la synergie du groupe et le pouvoir révélateur de l’œuvre picturale. Car les deux forces antagonistes qui agissent en parfaite simultanéité dans le rêve lucide, en alternance dans le groupe « autocentré », se trouvent pour ainsi dire fixées dans l’œuvre graphique d’où elles n’attendent qu’à faire irruption pour se libérer de la matière.

L’une des participantes d’un groupe 7 avait demandé à travailler à partir du dessin qu’elle avait fait la veille (avec pour consigne : représentez un problème ou un questionnement actuel). Le dessin posé devant elle, elle s’apprête à décrire les deux parties qui y sont représentées, l’une « belle » et l’autre « laide ». De façon tout à fait inattendue pour tout le monde, cette femme très avenante se livre alors à un geste rapide et irrévocable : ne supportant pas de voir la partie laide et douloureuse, celle qui représente la trahison infligée par son compagnon, elle déchire d’un coup sec son œuvre, jette loin d’elle la partie qu’elle considère comme « laide » pour ne garder que le « beau ». Le groupe est consterné. Elle sent le malaise et, hésitante, récupère la partie insupportable et rapproche à nouveau l’une de l’autre, les deux parties déchirées…

Témoin de cette scène, je me demande si la déchirure du dessin est au service du clivage (le choc de la révélation étant inassimilable) et de la réinstauration du rôle de femme docile ou, au contraire, si elle exprime la prise de conscience de l’inacceptable et l’annonce d’une future séparation. Le fait est que quelque mois plus tard, cette femme a effectivement mis un terme à sa relation avec cet homme. Pour elle, l’issue du conflit était, sur le plan du couple, la séparation des parties opposées 8. Une réconciliation n’était plus possible, la blessure étant trop profonde.

L’œuvre graphique effectuée dans le cadre gestalt-thérapeutique d’un groupe peut conduire à des prises de conscience soudaines, inattendues. Les affects antagonistes conjointement fixés sur le support projectif sont perçus, pour ainsi dire, en un clin d’œil, simultanément, dans toute leur contradiction. À ce moment-là, le clivage ordinaire est déjoué. La simultanéité d’expression et de perception des forces opposées ou conflictuelles, est l’un des apports révélateurs du support « artistique » en groupe. La communication verbale, soumise à la temporalité, à la succession des paroles, peut les traiter tour à tour, mais jamais en même temps. C’est la représentation simultanée des tendances opposées caractéristique de l’œuvre « artistique » qui rapproche celle-ci des phénomènes de conscience modifiée et en particulier de la conscience simultanée immédiate.

Les polarités

Si la rupture entre les parties conflictuelles, qui est en soi une solution radicale, peut être une issue appropriée, voire incontournable dans certaines situations, des solutions plus « laborieuses » sont envisageables dans d’autres circonstances. Une alternative est, par exemple, la transformation des parties opposées en polarités.

Le concept de polarités désigne deux attitudes ou points de vue différents mais complémentaires, distincts mais inséparables. Comme les deux faces d’une médaille, chaque partie a son existence propre et dépend, à la fois, de l’existence de l’autre. Ce paradoxe est, intellectuellement, facile à comprendre mais difficile à réaliser du point de vue psychologique. Les polarités sont, au niveau intrapsychique, l’aboutissement d’un parfois très long, travail d’intégration des opposés.

Un moment déterminant dans le travail d’intégration est la traversée de cette phase développementale qu’est l’impasse 9 ou encore l’expérience du « Self Divisé » qui est un « tiraillement-simultané-entre-deux-directions » : « Cette expérience peut être épouvantable, insupportable, douloureuse surtout si nous n’y sommes pas préparés, si nous nous sentons clivés et n’avons personne pour nous éclairer… Certaines des personnes qui font l’expérience de ce stade douloureux de leur évolution croient être schizophrènes » 10. La « déchirure » (du dessin), relatée ci-dessus, témoigne de la douleur de ce vécu intrapsychique, mais elle dit aussi quelque chose du rôle que le groupe y joue. Effectivement, le groupe, catalyseur et amplificateur, avait pris une allure menaçante pour cette femme après le dévoilement déchirant qu’elle avait fait d’elle-même ; et elle a été tentée – ce qu’elle nous a avoué plus tard – de le quitter. Finalement, elle a compris avec soulagement, grâce aux explications données au cours d’une plage de travail théorique, que son expérience était celle d’une phase évolutive « normale », et qu’elle n’était pas « folle ». Le groupe a retrouvé pour elle sa fonction rassemblant et contenant.

On retrouve ici, dans cette phase évolutive critique, qui débouche sur la séparation ou la transformation des forces opposées en polarités, une labilité qui rappelle celle de la conscience simultanée immédiate (rêve lucide). À plus long terme, le travail d’intégration des opposés, l’aptitude à évoluer entre les oppositions, ne peut se faire sans soutien. Savoir garder l’équilibre, c’est apprendre à absorber la tension provoquée par la simultanéité des parties en conflit, c’est apprendre à accepter et à faire avec la frustration. Si le soutien interne indispensable n’est pas suffisamment développé, le groupe et le thérapeute compenseront temporairement le manque. L’une des fonctions implicites du groupe est également de contenir les forces antagonistes et de fournir du soutien. L’accroissement progressif du soutien interne contribuera à l’acceptation de certaines situations conflictuelles et à la transformation des oppositions en polarités. C’est ce que confirme la « théorie paradoxale du changement » formulée par Arnold Beisser après le dépassement d’une crise existentielle majeure 11. La solution est de cesser de l’attendre. Elle vient avec le renoncement à l’illusion, avec la reconnaissance et l’acceptation de la réalité, telle qu’elle est, et avec la patience. L’acceptation et le temps font leur travail. Mais, il faut quand-même ne pas oublier qu’un conflit peut aussi ne pas aboutir à une solution, dans le temps qui nous est imparti.

Retour à l’autoportrait groupal

« L’autoportrait groupal » 12 est, lui aussi, révélateur de conflits. Des situations conflictuelles, soudaines et inattendues, peuvent éclore aussi bien pendant le processus de création que dans la phase d’assimilation de l’œuvre terminée. Exemple : alors que tous sont concentrés et pleinement absorbés par l’action de peindre, une personne utilise soudain le pinceau comme « lance-peinture ». Au lieu de l’étaler, elle « jette » la peinture. Elle est tellement saisie par son plaisir régressif de « patauger » dans les couleurs qu’elle ne tient plus compte de la présence des autres et qu’elle ne perçoit pas le mécontentement que certains éprouvent de voir l’œuvre éclaboussée. Autre exemple : une personne cherche à s’affirmer sans se préoccuper des frontières des autres participants. Elle génère de la colère en « empiétant » avec de gros coups de pinceau sur le « terrain » déjà occupé et délimité par la couleur des autres.

Contrairement à la conscience simultanée immédiate (rêve lucide), qui est affranchie du filtre séparateur entre les états de conscience onirique et éveillé, le processus créatif de l’autoportrait groupal est soumis au contrôle et à la censure, il est « filtré ». Mais le filtre est aminci, réduit par plusieurs influences convergentes dont voici quelques-unes :

En tout premier lieu, nous l’avons vu, le corps et le groupe sont la base sur laquelle se greffe l’expérience « extraordinaire » ou « transcendantale » de l’autoportrait groupal. Le côté ludique de l’expérience (rien n’est à prouver et rien ne sera jugé ou interprété), contribue à réduire le filtre du contrôle et de la censure. Puis, c’est le setting proprement dit qui entre en jeu. Les participants évoluent ensemble, simultanément et silencieusement. Le contrôle verbal est suspendu. La multitude des actions qui façonnent l’œuvre simultanément et de tous les côtés, rend le processus moins contrôlable. Des quantités de coups de pinceau, de multiples nouvelles couleurs et formes font sans cesse évoluer l’œuvre. On est entrainé par le « fleuve » groupal, il ne reste plus qu’à s’y abandonner, ou à quitter la barque. Puis, un autre frein de contrôle encore entre en jeu. Le pinceau dont dispose chaque participant, cet outil/prolongement de soi-même, est épais. Son épaisseur rend difficile la production de formes figuratives, peut-être plus défensives. Les formes libres ou abstraites, moins contrôlées sont, de ce fait, favorisées.

En contemplant les exemples d’autoportrait groupal 13, on peut visuellement suivre ces formes libres et ressentir le rythme qui les anime. On peut apprécier la saveur d’une expérience quelque peu « psychédélique ». Il est possible aussi de percevoir, à côté de cette liberté d’expression, une quête implicite d’organisation inhérente, une cohérence particulière, le reflet de la « personnalité » de chaque groupe.

Exploration et intégration de l’autoportrait groupal

Après avoir terminé l’œuvre collective et après l’avoir contemplé, encore plongés dans le silence de l’expérience, les participants commencent à se parler. Le processus de création tel qu’il a été vécu par les uns et les autres est revisité, les prises de conscience qui ont pu se faire pendant et après le travail sont relatées, des liens de sens commencent à se nouer.

Quelqu’un constate par exemple que la couleur choisie, appliquée sur la toile, ne produit pas l’effet imaginé ou souhaité. Alors que cette personne avait le projet d’œuvrer « dans l’ombre », elle constate combien sa couleur l’a rendue visible. Elle éprouve en fin de compte du plaisir à se montrer. Une autre personne constate l’attrait qu’a exercé sur elle le centre de l’œuvre. En fait, dans sa vie, elle aurait besoin, de beaucoup plus d’attention et de reconnaissance.

Posé à même le sol, le support (papier kraft) délimite un espace qui s’apprivoise librement et de tous les côtés. Une approche interprétative par rapport à la gauche (passé ?) ou la droite (futur ?), le haut (spirituel ?) ou le bas (l’inconscient ?) n’a donc pas lieu d’être. Seuls le centre et la périphérie du support restent significatifs, du point de vue de l’investissement de l’espace.

Quelqu’un partage la joie d’avoir épousé les formes picturales des autres et d’avoir pu suivre leurs mouvements. Quelqu’un s’est senti attiré par une autre personne. Les petits points délicatement posés sur les formes de cette dernière en témoignent. Quelqu’un d’autre encore a vécu le processus créatif comme une danse harmonieuse alors que son voisin s’est senti oppressé, en manque d’espace.

C’est ainsi que chacun partage avec le groupe ses mouvements et motivations internes qui se sont symboliquement fixés sur la toile par les formes et les couleurs. L’autoportrait prend progressivement sens pour tous les participants. La contribution de chacun avec, en toile de fond, son histoire personnelle se profile de plus en plus clairement. Certains ont tenu compte de la présence du groupe et de ses mouvements alors que d’autres avaient plus besoin de d’affirmer leur individualité. Certains n’ont pas osé s’exprimer comme ils l’auraient voulu, d’autres l’ont fait plus qu’ils n’en avaient conscience. Tous peuvent, grâce à la consigne (1 seule peinture par personne), retracer et commenter les chemins parcourus, les attirances, les rencontres, les évitements…

L’autoportrait groupal permet ainsi à chacun d’approfondir la conscience de soi-même, mais aussi la conscience du groupe.

En suivant la consigne de couvrir par la peinture la feuille toute entière, le groupe a pu trouver et exprimer une cohérence dynamique et structurelle dans la totalité de l’espace. Il suffirait d’effacer (mentalement) l’une des couleurs de l’autoportrait groupal (la présence picturale de l’un des participants) pour constater que la partie vidée réclamerait une réorganisation complète de l’ensemble. Les autres couleurs et formes devraient se remettre en mouvement pour trouver une nouvelle cohérence. L’autoportrait groupal reflète le caractère unique du groupe et de ses membres, co-créateurs et éléments structurels de l’ensemble. C’est une vérité première pour tout gestaltiste de dire qu’un groupe est plus qu’une simple addition de ses membres. L’œuvre picturale ajoute à cette évidence l’expérience vécue d’une perception simultanée de ses membres représentés par les formes et les couleurs.

Chacun peut mesurer l’impact de sa présence sur autrui. Après s’être soi-même reconnu dans son individualité, la conscience de soi en tant qu’élément constitutif de l’ensemble peut déboucher sur une prise de conscience plus vaste qui s’apparente à « l’autre, c’est aussi moi ». Soutenu par le processus de transformation des opposés en polarités, il est possible, à présent, en s’identifiant à l’autre, de transcender les limites restrictives et les convictions arrêtées. L’empathie, prend le pas sur l’espace étriqué de l’affirmation de soi ou de l’égocentrisme.

À ses débuts, la Gestalt-thérapie a surtout encouragé le développement de l’agressivité, la conscientisation et la satisfaction des besoins personnels, l’affirmation des limites. Aujourd’hui elle y inclut la transcendance des limites et ses valeurs spirituelles, telles la patience, le renoncement, l’amour, l’éthique, …

Il est non seulement possible de se reconnaître en la polarité (intra- et interpersonnelle) que représente un autre pour soi-même, mais aussi de se reconnaître dans les « multilarités » qu’incarnent tous les autres. C’est Erving Polster qui a ajouté à la terminologie gestaltiste le terme de multilarités en analogie avec celui de polarités pour désigner la multiplicité des éléments psychiques constitutifs de la personne. Quand il travaille avec un individu il travaille « avec un groupe », « une population de selfs » 14. L’autoportrait groupal révèle visuellement les concordances entre les multilarités intérieures et les membres du groupe à l’extérieur. Il est possible d’affirmer que « les autres (ou le groupe), c’est aussi moi ». « Maintenant je dis je pour plusieurs moi, cela m’allège. Lorsque je n’étais que moi, j’avais l’impression d’être lourd, bloqué, garrotté, condamné à moi comme à une prison. » 15

Conjointement à l’expérience de la transcendance de la simultanéité se développe un sentiment profond de responsabilité, de façon libre et dénué de toute morale : la responsabilité pour soi-même, responsabilité pour l’autre et les autres, et finalement responsabilité pour ce « moi » ou la distinction entre soi-même et les autres n’a plus de sens. L’autoportrait groupal ouvre sur le monde que je suis et auquel j’appartiens. Et, si simplement je m’en approche en le contemplant, il s’ouvre à moi dans toute sa beauté.


1. La version négative peut se manifester par des fantasmes d’étouffement, de non-existence, d’engloutissement.

2. Le rêve lucide ne doit pas être confondu avec le rêve éveillé. On « dort » dans le premier et on est « éveillé » dans le deuxième ; le terme de rêve éveillé désigne une technique thérapeutique qui associe l’imaginaire à la relaxation.

3. La conscience immédiate, ou awareness dans la terminologie gestalt-thérapeutique, est conscience dans l’ici et maintenant à partir d’un seul point de vue, la conscience simultanée immédiate est conscience dans l’ici et maintenant à partir de points de vue coexistants.

4. Je continuerai à utiliser les notions de consciences « onirique » et « éveillée » qui renvoient à la subjectivité des phénomènes et au vécu de l’expérience plutôt que de parler de cerveau droit et cerveau gauche, termes qui font référence à la physiologie.

5. Même si, bien évidemment, d’une façon ou d’une autre, le contact avec le thérapeute doit être maintenu.

6. Perls, Hefferline, Goodman, Gestalt-thérapie, L’Exprimerie, Bordeaux, 2001, p. 198 et 199

7. Il s’agit d’un groupe continu intitulé « Gestalt-thérapie & média créateurs » qui se réunit 1 fois par mois en weekend.

8. La rupture allait de pair, sur le plan intrapsychique, avec une prise de recul par rapport à certains introjects parentaux et une plus grande reconnaissance de sa féminité.

9. Cf. les 5 couches de la personnalité de Perls (1966) : la couche des jeux, la couche phobique, l’impasse, l’implosion, l’explosion.

10. Ulrich Schurrmann, « Masques du Self », 2006, publié sur www.gestalt-academie.fr

11. À l’âge de 25 ans Arnold Beisser, médecin et grand sportif, tombe malade. Atteint d’une poliomyélite il est totalement paralysé. Grâce à sa volonté et à sa force vitale, il parvient à récupérer partiellement et se déplace dorénavant en fauteuil roulant. Il devient psychiatre et fait la connaissance de Fritz Perls. Sa « théorie paradoxale du changement » est parue sous forme d’article en 1963, 12 ans après la parution de l’œuvre fondateur de la Gestalt-thérapie.

12. Le « groupe autoportrait » est une variante du « groupe autocentré ». Les deux configurations sont « centrées ». Dans un cas, le centre est occupé par un membre du groupe qui focalise sur lui l’attention des autres membres du groupe. Dans l’autre c’est une toile, sur laquelle travaillent, ensemble et en même temps, tous les membres du groupe.

13. Les 4 œuvres représentées ici ont été créées par les participants de l’atelier « Transcendances : entre moi et nous, espaces et dynamiques picturales » qui s’est déroulé dans le cadre du congrès « Au cœur des groupes » à Lille, en mars 2013.

14. Polster, Erving, A Population of Selves, San Francisco, Jossey-Bass Publishers, 1995

15. Schmitt, Eric-Emmanuel, Milarepa, Paris, Albin Michel, 1997