traduit de l’allemand par Dominik Reinecke
(version abrégée de Masken des Selbst, publié dans Gegenfurtner/Fresser-Kuby (éd.) : Emotionen im Fokus, EHP, 2006)

REMARQUES PRÉLIMINAIRES POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE

Plus d’un demi-siècle après la naissance de la Gestalt-thérapie, bon nombre de Gestalt-thérapeutes considèrent la théorie de notre approche – bien que révolutionnaire et novatrice – restrictive du point de vue conceptuel du self qui est limité au seul aspect processuel. Le texte ci-après se veut une réponse à ce manque. On y trouve les réflexions d’un Gestalt-thérapeute, psychologue clinicien, docteur en psychologie qui s’est, après 10 ans de carrière universitaire, entièrement consacré à l’exercice de la psychothérapie et de la formation de psychothérapeutes. Ulrich Schurrmann a été lui-même formé par Jim Simkin, Gestalt-thérapeute de la première génération, ami et collègue de Fritz Perls ainsi que par Erving et Miriam Polster. Il est l’un des pionniers de la Gestalt-thérapie en Allemagne et ce, dès le début des années 1970.

Ulrich Schurrmann pose les prémisses d’une théorie gestalt-thérapeutique qui transcende les limites de la théorie originaire du self. Sur la base d’une approche développementale et d’une perspective spirituelle il y intègre structure et processus, être et devenir ; il décrit les différents « masques du self » (les Self Matériel, Réactif, Objectif, Divisé et Véritable) comme des identifications temporelles sur le chemin vers « soi ». Avec cette cartographie processuelle il fournit un outil pragmatique pour le travail thérapeutique ainsi que le travail sur soi-même.

C’est avec plaisir que je mets à la disposition de mes amis et collègues gestaltistes la version française de cet écrit (abrégé de deux chapitres). J’ai tenté de rendre au mieux le sens profond des réflexions de l’auteur tout en respectant la forme d’origine. Ceci dit, la langue allemande dispose de moyens stylistiques qui, compte tenu la densité du texte (il demande à être « mâché » !), ont plus d’une fois mis à l’épreuve la fluidité verbale française. Pour ne pas introduire des périphrases alourdissant l’ensemble, j’ai choisi d’utiliser quelques expressions ‘francisées’. Par exemple le mot self-travail (Selbstarbeit) peut prendre différents sens selon le contexte : travail sur soi, travail effectué seul (sur soi), travail effectué par le self, travail sur le self. Self-ité (Selbstheit) veut dire ‘centre de la nature substantielle’ ou ‘soi dans son ensemble’ ou ‘essence du self’ ou ‘entièreté du self’, etc. Notons que le mot Selbst (soi) est généralement traduit par ‘self’ et que cette même notion est utilisée pour désigner les deux sens du concept, processuel et structurel.

Dominik Reinecke, avril 2011


I. PROLOGUE

La nature, c’est reproduction excessive et déclin impitoyable, c’est manger et être mangé. Ainsi l’ampleur de la souffrance des êtres vivants dépasse notre entendement : « Au moment-même où j’écris cette phrase des milliers d’animaux sont déchiquetés à corps vivant, d’autres courent pour sauver leurs vies, d’autres encore sont lentement mangés de l’intérieur par des parasites ; des milliers et milliers de toutes espèces meurent de faim, de soif, de maladies. Et c’est ainsi que ce doit être. Quand toutefois une population est dans l’abondance, la loi de la vie la fait automatiquement croître et l’exploiter – jusqu’à ce que l’état naturel de faim et de détresse soit rétabli. » (Dawkins 1996, p. 100) 1. Mais la nature, c’est parfois aussi la prise en charge affectueuse de la progéniture et de son proche, c’est aussi les relations responsables entre les êtres. Mère nature est – en un mot – le processus sans fin du devenir et de l’être. Et l’esprit qui serait totalement ouvert à elle, sans la moindre retenue émotionnelle et sans aucune réflexion sur soi-même (Selbstreflexion) se perdrait dans le matérialisme brut de la surabondance excessive et impitoyable de la nature ; il périrait inévitablement – voila le message de Camille Paglia dans son fulminant ouvrage « Sexual Personae » (1990). Et elle développe par ailleurs que l’esprit ou l’Apollinien est, dans sa manifestation terrestre, la ligne que l’homme a tracée pour sa sauvegarde afin de se protéger de la puissance inimaginable de la nature féminine qui fait voler en éclats toute échelle humaine et de la « déchéance dionysiaque » qui en résulte. Les armes les plus efficaces, forgées par l’homme à l’encontre du flot sans limite de la nature, seraient la religion, la philosophie, la jurisprudence, la politique, la science et l’art – tous plus ou moins des arrêts rituels de l’écoulement par les moyens de l’immobilisation, de la fixation, de la standardisation et qui représentent en cela un rétablissement de l’ordre par chosification.

Ainsi trouvons-nous les plus anciens témoignages de fixations, par exemple artistiques, dans les peintures rupestres vieilles de trente à quarante mille ans. Nous pouvons aussi considérer toutes les grandes œuvres civilisatrices et culturelles qui leurs succèdent – à commencer par les pyramides égyptiennes – comme l’expression de l’esprit qui se cabre contre l’indifférence (Gleich-Gültigkeit) 2 du processus de vie et de mort. Et c’est l’espèce humaine à elle seule qui lutte contre la nature débordante et qui, en cela, parvient à ces réalisations magnifiques et, parfois, effrayantes. C’est là tout particulièrement l’esprit occidental qui définit, inlassablement trace des frontières et crée ainsi des différences (Spencer-Brown 1997). Voilà l’essence de l’Apollonien ; tandis que la nature, dans la démesure et l’équi-valence dionysiaque, guette devant les portes de la société pour « nous écraser contre son sein chtonien » (Paglia 1992, p. 58).

Suite au mouvement « Flower-Power » des années 60 du 20ème siècle aux Etats Unis la formule magique s’appelait ‘Human Potential Movement’, ce qui signifiait ‘libération de soi’ et ‘réalisation de soi’. A l’époque, ‘l’épicentre’ de ce mouvement était l’Esalen-Institute à Big Sur en Californie, où Fritz Perls vivait et travailla de 1964 à 1969 ; là-bas il devint très vite une personnalité charismatique du mouvement humaniste, et, dès la moitié des années 60, sa notoriété conduisit à une vraie « explosion gestaltiste » (Naranjo 1993). Les ‘gestaltistes’, comme ils aimaient à se nommer eux-mêmes, n’étaient pas pour une distanciation d’avec la nature mais, au contraire, pour une insurrection contre la morale et les valeurs sociales et politiques établies de l’époque. Cette posture de base de la Gestalt-thérapie, en partie sociale-anarchique, trouve ses racines dans le climat du renouveau social de la République de Weimar, dans la pensée et l’atmosphère culturelle du Berlin des années 20 où étaient immergés Friedrich et Lore Perls (Bocian 1994). Aujourd’hui – environ 40 ans après – les démarches de réalisation de soi ne tournent plus autour des valeurs sociales et du style de vie ; mais la thématique de l’humanisme à laquelle nous devons, à l’orée du 21 siècle, faire inconditionnellement face, thématique négligée ou refoulée, est plutôt celle de « l’épouvantable » (Guggenbühl/Kunz 1990) : la violence patriarcale, la brutalité, la cruauté et les perversions.

D’un coté, nous disposons de théories psychothérapeutiques – c’est la forme – et de l’autre, nous avons les praxéologies qui en sont dérivées et qui initient les self-processus avec, au bout le processus continu, le ‘travailler-sur-soi’ dont on est seul responsable. Ce sont là les deux armes de l’esprit et de l’âme, parfois forgées scientifiquement, dont l’homme dispose aujourd’hui dans sa lutte pour s’éveiller du rêve ou du cauchemar que les processus de la nature, terriblement puissants, créent et des enchevêtrements systémiques et fixations névrotiques qui en découlent. Car dans les profondeurs de la psyché humaine résident aussi bien la révélation divine (« deus revelatus ») que l’abyssal sans fond, le fond archaïque (« deus absconditus ») – que nous ne sommes souvent pas capables d’identifier autrement qu’à travers leurs manifestations projectives ou sous forme d’acting out. Et si nous n’osons pas nous confronter à l’horreur, dans sa réalité intra- et inter-psychique, alors le mal – inaperçu – nous réattaque par derrière avec d’autant plus de violence (Kunz 1990). Il est important, dans l’intérêt de notre santé physique, affective et intellectuelle, que nous nous donnions la peine, sans réserve, de repérer et d’intégrer le démoniaque en nous ; mais très souvent nous clivons ou nous renions cette tâche pour ne pas perdre l’innocence de notre conscience et c’est ainsi que nous projetons sur le monde extérieur et que nous agissons par acting out. Peut-être s’agit-il bel et bien d’une « souffrance due au manque du démoniaque » (Guggenbühl, 1990, p. 102, cf. aussi Neumann, 1964) ; qui nous confronte à cette vérité effrayante : « nous vénérons le chtonien sans pour autant devoir lui céder » (Paglia 1992, p. 58).

Mon objectif, dès le début de ce prologue, est de plaider pour une responsabilité ancrée dans la conscience, responsabilité de l’organisation et de l’intégration de notre nature, responsabilité de nos self-processus et du développement de soi.

II. AU SUJET DES NOTIONS DE SELF ET DE MOI DANS LA THÉORIE DE LA GESTALT-THÉRAPIE

Avec sa définition du self et du moi, la théorie de la Gestalt-thérapie se distancie délibérément du primat, généralement dominant dans la pensée ontologique, de l’être par rapport au devenir. Mais si on élargit le cadre philosophique, la complémentarité entre constance et changement peut se présenter sous la forme de deux configurations hiérarchiques différentes. Dans l’une, comme dans l’éléatisme par exemple, ‘être’ statique est la variable dominante, la dynamique étant la variable subordonnée ; sur fond de l’unique, éternel et identique à soi-même, cette dernière n’a alors dans sa qualité de Gestalt-transformation, qu’un caractère d’apparence (par exemple chez Häberlin, 1938) ; dans l’autre, comme par exemple dans la pensée d’Héraclite, l’unique vérité est attribuée au devenir éternel, ce qui culmine alors chez Nietzsche en l’éternel retour du pareil (Hoffmeister 1955).

La dynamique de l’éternel écoulement de la nature, caractérisée dans le prologue comme féminin-dionysiaque, s’exprime par le self en tant que « processus figure-fond dans les situations de contact » (Perls et al. 1979, p. 162, trad. française 2001, p. 218), définition bien connue en Gestalt-thérapie. Cela signifie que la notion du self doit être comprise comme un continuum de rencontres et de contacts avec les différents mondes internes et externes qui est en constante fluctuation. Nous pouvons comprendre aujourd’hui – devenus plus tempérés et plus sages – le refus de fixations théoriques sophistiquées (donc de concepts de l’être), typique pour la Gestalt-thérapie des origines, comme une révolte pubertaire. Cette révolte dénonçait l’inutilité des concepts ‘parler-au-sujet-de’, dépourvus de tout vécu, bien souvent disqualifiés – par une exagération dionysiaque – comme « mind-fucking » ou « elefant-shit » – en particulier dans la tradition orale de Perls et Simkin. Cependant derrière ce discours rude se dissimule une critique fondamentale de la pensée occidentale qui traite de façon inégale ‘l’équi-valence’ basique de l’être et du devenir, et surestime ainsi, comme mentionné plus haut, l’être statique considéré comme variable dominante tout en dévalorisant la dynamique considérée comme dérivée de la première. C’est à ce « bonhomme têtard » philosophique que Fritz et Lore Perls, Jim Simkin, Erv et Miriam Polster et d’autres ont à nouveau donné un corps sensible, une psyché émotionnelle et un esprit qui perçoit – en dépassant, pour certains plus d’une fois, les bornes avec leurs attaques verbales.

L’autre terme, celui de « Moi » est également très important – pas seulement dans la théorie de la Gestalt-thérapie. Il est défini par Perls et al. (1951/1979) comme « l’identification à et l’aliénation progressive des possibilités, la limitation ou l’accroissement du contact en cours … » (p. 167, trad. française. p. 222). Le « Moi » désigne donc en quelque sorte – et c’est en cela qu’il se distingue du « self » – une chose intellectuelle-émotionnelle ou encore un moi phénoménal avec une temporalité variable qui émerge et se cristallise à partir de la dynamique des self-processus. Pour une personne avec une bonne « autorégulation organismique » le moi serait donc simplement un « stade de la fonction du self » (Perls et al, trad. française. p. 224). Du point de vue de la Gestalt-thérapie on pourrait alors parler de petits moi phénoménaux qui apparaissent continuellement pour se manifester à l’avant-plan et qui disparaissent à nouveau en l’arrière-plan ; et ces petits moi phénoménaux ne correspondent aucunement au MOI (ICH) 3 qui, lui, est connaissance et compréhension stable – à considérer comme le ‘point zéro’ dans la philosophie de « l’indifférence créatrice » de Friedländer (cf. Perls 1947). Car le fait qu’un tout ou un ensemble est autre chose que la somme des parties qui le constituent, appartient au canon scientifique de la psychologie phénoménologique depuis les recherches en Gestaltpsychologie dans les années 30 du 20ème siècle. Il faut soigneusement distinguer les moi fluctuants du MOI. Les moi fluctuants sont les petits moi phénoménaux qui se forment sans cesse, verbalement, dès le début du développement langagier, comme fonction de l’esprit et du centre émotionnel ; ce sont des points identificatoires momentanés de l’expérience et de la conscience perceptive (awareness). Le MOI, quant à lui, se met en place par la conscience réfléchie 4 sur la base de l’observation des différentes fonctions du corps et de la psyché (émotion et esprit) ; stable et constant il rassemble les données, les relit, les réfléchit, les organise, les intègre sans s’identifier à elles. Donc : « Je perçois … » exprime un état de conscience perceptive, tandis que « Je perçois que je perçois … » reflète un état de conscience réfléchie (cf. Günther 1976, p.31 ; cf. les étapes de la conscience de « spät Formal » à « mittel Schau-Logik » selon Wilber 1995, 2001-1 ; voir aussi ch. IV et V).

Dans cette perspective de la théorie gestalt-thérapeutique le terme self désigne donc essentiellement l’aspect féminin-archaïque-dionysiaque de l’éternel écoulement, tandis que le terme moi désigne « l’entité phénoménale » (« phänomenale Meinigkeit », Metzinger 1993) d’un moment donné qui émerge et se cristallise à partir du processus de contact ; c’est en quelque sorte l’un des différents masques des identifications momentanées, verbalement identifiables. Le terme MOI caractérise quant à lui une structure plus profonde dans la ‘self-ité’. L’utilisation de ces concepts ne devrait jamais nous faire oublier qu’on peut vite faire l’erreur de croire avoir trouvé la vérité, et de confondre les masques de nos différents petits moi phénoménaux avec le « MOI » stable postulé ici comme « réel » en sa qualité de co-savant (du latin « con-scientia »), de co-organisateur, de co-intégrateur (ch. V). On peut considérer cela comme la prémisse pour le développement d’une psychologie gestaltiste intégrative du moi et du self. Cela signifie concrètement : mon corps, mes émotions et les contenus de mon esprit sont des parties fonctionnelles de la totalité de mes self-processus. MOI n’est pas (JE ne suis pas) ce que je vois, entends, sens ou pense à un moment donné et MOI ce n’est pas non plus ce que je souhaite ou espère ni encore les nombreux désirs et passions qui agissent en moi.

Si nous nous contentons, au sein de la théorie gestalt-thérapeutique, d’un « self » défini comme dynamique dans le processus de contact et d’un « moi » qui en est dérivé comme une « entité phénoménale du moi » (le produit de ‘s’identifier à’), alors nous ne tenons pas assez compte de la complémentarité originaire et de l’« équi-valence » de l’être et du devenir ; nous négligeons l’« être » et donnons trop d’importance à une dynamique qui n’a pas de forme. J’ose dire que, jusqu’à présent, une telle posture partiale a plutôt arrêté le développement théorique fécond de la Gestalt-thérapie ; en effet une conceptualisation du self comme processus est, en tant que telle, sans forme et reste donc inaccessible à la conceptualisation structurelle d’une éventuelle organisation psychique sous-jacente. 5 Par contre, une théorie de la Gestalt-thérapie ajustée qui tiendrait compte à la fois de l’être et du devenir, nous permettrait de classer plus facilement les phénomènes, parfois chaotiques, de notre perception en une banque de données encore plus performante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Des repères élémentaires – telle une carte géographique améliorée – peuvent nous être utiles pour naviguer dans nos propres processus et ceux des autres (par exemple dans notre pratique de Gestalt-thérapeutes) quand précisément nous tombons sur ces difficultés et troubles que nous ne pouvions pas, jusqu’à présent et dans le cadre de notre théorie, décrire avec suffisamment de précision. Des tentatives en ce sens existent déjà dans les travaux plus biographiques et/ou cliniques de Beaumont par exemple (1987, 88), de Pauls (1994), et de Petzold (1992). En prenant appui sur différentes recherches dans les sciences cognitives, la neurobiologie, la Gestalt-thérapie et l’approche rogerienne, Greenberg et al. (2003) décrivent leur méthode telle qu’ils la conçoivent dans une thérapie à orientation émotionnelle, ce qui y est organisateur et donc structurant.

Je crois, qu’en tant que Gestalt-thérapeutes, nous ne pouvons plus – surtout conceptuellement – ignorer que les « Gestalts temporelles » (Ruhnau, 1992) du processus de contact sont plus que des phénomènes éphémères et vides de sens que nous pourrions tranquillement négliger ou oublier sur le plan théorique. Il me semble plus fructueux d’un point de vue heuristique de considérer qu’ils ont une organisation et un ordre psychiques sous-jacents, façonnés par les processus du développement et de l’apprentissage (Wilber 1995, 2001-1) et enracinés dans les attachements précoces (Brazelton/Cramer 1991) du contexte social ; et ce au sens le plus large du terme, donc aussi au sens transgénérationnel (cf. par exemple Hellinger 1994 et les approches systémiques). Notre pratique gestalt-thérapeutique nous montre que grand nombre de nos patients souffrent de structures du self qui se sont cristallisées sur un mode nocif pour eux-mêmes et pour leur entourage, des structures du self « mal adaptées » (Greenberg et al. 2003). Voilà pourquoi il est important d’établir une psychologie du développement gestalt-thérapeutique ou humaniste cliniquement opérationnelle, directement attachée à une théorie différenciée des troubles psychologiques et psychopathologiques. Elle nous permettrait de pousser plus loin l’élaboration de stratégies d’intervention dans les secteurs socio- et psychothérapiques, qui traiteraient avec efficacité même les atteintes psychiques sévères dues à une pathogenèse multiple. Ce sont les travaux de Greenberg et al. (2003), mais également de Petzold (1992) et de Pauls (1994) qui pointent dans cette direction. Des tentatives d’approfondir et d’élargir le concept de self se trouvent aussi dans les publications sur la théorie de la Gestalt-thérapie de Dreitzel (1995), Frech (1995), Fuhr (1995), Fuhr & Gremmler-Fuhr (1995), Petzold (1992/1999), Portele (1995). Un autre regard sur le self, basé sur la perspective de structures psychiques, est présenté par la suite.

Je montrerai sur ce fond structurel que les petits moi phénoménaux ou masques du self se manifestent dans l’ici et maintenant en tant que ‘Gestalts temporelles’. Ces fixations au travers du langage pourraient pourtant faire croire que l’‘être’ est plus important que le ‘devenir’ invalidant ainsi l’axiome fondamental de la théorie gestalt-thérapeutique qui postule la dynamique processuelle du self. Ce n’est cependant pas le cas. Mon propos ici est de présenter et de décrire quelques pôles de l’être, complémentaires au devenir, qui peuvent s’avérer pertinents pour un self-travail pragmatique. Le travail sur moi-même et le travail avec mes clients et mes patients m’a appris que la connaissance de ces structures psychiques qui reflètent matériellement le processus de ‘l’être en devenir’ est un outil introspectif magnifique pour s’explorer, prendre conscience et se comprendre et pour modifier, par la suite, son organisation interne et son comportement. « Car le modelage de la réalité requiert toujours deux notions : la constance et le changement. Si l’on veut percevoir le changement, quelque chose doit rester invariable ; de l’autre coté la constance ne peut que se concevoir sur fond de changement » (Ruhnau 1995, p.201), les deux entretenant donc une relation de complémentarité réciproque.

Il est important de toujours garder à l’esprit que les théories et les concepts ne sont pas des vérités mais simplement des outils perfectibles – comparables à des cartes géographiques ou les plans d’une ville. Et nous savons, tout en oubliant souvent dans les contextes psychologiques, que la carte géographique n’est pas le territoire qu’elle représente. A ma connaissance Alfred Korzybsky (1933) est le premier à avoir rendu ce fait explicite : « Whatever one might say something ‘is’, it is not » 6. C’est dans cet esprit – comme l’esquisse d’une carte géographique qui ne se veut pas exhaustive – que je souhaite que les descriptions des cinq vignettes structurelles exposées par la suite correspondant aux selfs matériel, réactif, objectif, séparé et véritable, soient comprises.

III. LE SELF MATERIEL 7

D’une certaine manière, tout ce qui existe sur terre a une forme matérielle, c’est vrai pour la mer et le vent comme pour la terre et la pierre. Une partie de nous-mêmes appartient, elle aussi, à la terre. Déjà le 1er livre de Moïse nous enseigne ces paroles : « Dieu le Seigneur façonna l’homme avec la terre » 8. Cela signifie que notre corps, en tant que tel, est matière comme tout ce qui existe sur terre ; il est donc une chose physique et matérielle au même titre qu’une chaise ou une table ou d’autres objets. C’est évident car il continue à exister quand bien même toute vie nous a quitté depuis longtemps ; les processus physiques et chimiques commencent alors à œuvrer et le détruire lentement jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que la structure osseuse – matière particulièrement résistante qui peut perdurer des dizaines de milliers d’années.

D’un point de vue fonctionnel, notre corps ne se montre pas uniquement comme un simple objet mais comme une machine extrêmement complexe et finement structurée, capable d’effectuer des activités particulièrement élaborées. Car, à côté de la mécanique relativement simple du système musculaire et de pompage, il est aussi équipé d’un réseau de vaisseaux et d’un système de connexion électrochimique, le SNC, qui prend en charge la transformation des énergies : la pression mécanique est transformée en sensation physique par exemple, les ondes électromagnétiques de la lumière en perception visuelle et les ondes acoustiques en perception auditive.

Le plus apparent des strates de notre ‘self-ité’ que nous allons étudier maintenant, et certainement le premier à être visiblement impulsé dans son développement, est le « Moi empirique » 9, strate de la matière, la matérialité brute. Je voudrais, en me référant à William James et J. G. Bennett, appeler Self Matériel (SM) le self qui opère à cet endroit. Comme je l’ai dit plus haut, la potentialité de l’être humain est, dès sa naissance, inscrite dans son patrimoine génétique et dans son Self Véritable encore non-développé. A la naissance notre Self Véritable est, naturellement, plus ou moins « vierge ». Nous sommes – pour ainsi dire – purement et pleinement ‘être’ mais encore totalement non-développés et inconscients.

Vraisemblablement le SM commence à se développer déjà au cours des phases pré- et périnatale et à prendre de l’envergure dans la phase postnatale, au cours des premiers mois de vie du nourrisson (cf. Stern 1992, Dornes 1993). Dès les premières heures de la vie, le Self Véritable « vierge » du nourrisson touche le monde de la matière et est touché par lui. Grâce au processus continu des rencontres alternées le SM est façonné et formé par la spécificité des contacts entre sujet et objet – tout particulièrement par le contrôle croissant qu’exerce le bébé sur son propre corps et les objets environnants et le gain de pouvoir qui en découle (cf. Piaget 1975). De cette manière l’enfant apprend – au niveau de la matérialité brute – à se connaître lui-même en tant que corps mobile ainsi qu’à connaître le monde extérieur. Le langage qui, de par sa nature, est matériel y joue un rôle très important. Le développement de la conscience commence à cette interface : au niveau de la matérialité brute, de façon indifférenciée, autistique et égocentrique. La spécificité singulière pour chaque être humain grandissant de s’organiser autour de la matière, de s’y intégrer ou de pouvoir s’organiser, s’y intégrer eu égard les influences et façonnages qu’il subit, détermine l’aspect particulier des masques que le SM développe.

Au terme de son développement, le SM est en mesure de contrôler ce mécanisme merveilleusement bien agencé, ce corps humain qui lui permet d’augmenter progressivement son pouvoir dans ses rapports avec le monde des objets. Il devient ainsi véritablement le seigneur de tout ce qui existe sur terre. Il peut créer et détruire. Il peut accomplir des actions compliquées et précises avec une grande habilité ; il est même capable de faire exister de nouvelles choses qui ne figuraient pas du tout dans le projet originaire de la Création (comme par exemple les frigidaires, les voitures, la fission nucléaire et l’ingénierie génétique). Mais il n’est qu’un « Dieu-objet », un dieu des objets, le seigneur, rassembleur et organisateur du monde matériel. Il n’a aucune sensibilité émotionnelle et n’a pas de sentiments, il n’a pas la capacité de comprendre les autres êtres, différents de lui, il ne peut pas se mettre à leur place, être empathique. Bref, il est on ne peut plus matérialiste, il bâtit aussi la philosophie matérialiste qui convient, et, s’il en a le pouvoir, il crée les lois qui vont avec. Et il peut – c’est l’aspect positif – apparaître sous le masque de Dieu, il peut tout aussi bien se montrer – c’est l’aspect négatif – sous le masque de Satan.

Les frontières de cette « âme-chose » sont floues car les objets que nous possédons, tout un chacun en a certainement déjà fait l’expérience, peuvent, de façon mystérieuse, devenir des parties de nous-mêmes. On ne peut donc pas dire avec certitude où sont les limites du Self Matériel. Est-il délimité par la peau ? Ou les vêtements font-ils encore partie de lui ? Ou mon appartement ou ma maison ? Ou – pour un allemand – sa BMW ou sa Mercedes ? Il semblerait que nous nous prolongions dans le monde par le Self Matériel ; ce qui fait que la ligne de démarcation s’estompe facilement, là où le self s’arrête et où le non-self commence.

Si nous subdivisons le SM en ses différentes parties fonctionnelles nous pouvons identifier un matérialisme physico-sexuel, un matérialisme émotionnel et un matérialisme intellectuel, qui s’expriment par des masques différents. Ces trois aires de fonction ont toutes en commun l’aspect matériel-mécanique qui est la vérité déterminante pour le SM. Et l’apparence que se donne une personne dépend du masque fonctionnel du SM auquel elle s’identifie à un moment donné. Par la suite je voudrais en présenter quelques esquisses sommaires, à entendre comme des exemples.

Quand on s’identifie au matérialisme physique-sexuel du SM, on vit surtout pour la stimulation et la satisfaction des pulsions et des besoins corporels. Cela va de pair avec une préoccupation permanente pour le corps, le sien comme celui des autres, un attrait obsessionnel pour ce qui est condition physique, beauté et santé, etc. ; il peut y avoir des comportements compulsifs de rangement et de propreté ou encore d’autres obsessions ; on y trouve aussi la pratique excessive et obsessionnelle d’activités sportives ou autres, qui créent une dépendance à l’adrénaline (par exemple le sky-diving, le parapente, le marathon, les records en sport, en technologie, à la course automobile, aux mots croisés, aux jeux de cartes, au loto, la course après les remises et la collection d’objets matériels, etc.) ; une personne peut être réduite au rang d’objet sexuel (par exemple la prostitution) ou d’objet utilitaire (les dits esclaves du travail contemporains par exemple, la prise d’otage et les enlèvements).

Les masques émotionnels du SM, quant à eux, s’expriment tout particulièrement par l’étalage émotionnel qui tend vers la manipulation de l’autre et la prise de pouvoir sur lui, souvent par le moyen du chantage émotionnel et d’une influence trompeuse. Le fanatisme, la méfiance, le mépris et les émotions qui feignent l’affection, l’admiration ou la peur, servent à s’emparer de l’autre considéré comme un simple objet et de l’utiliser pour assouvir ses propres fins. Cet exercice de pouvoir matérialiste peut se montrer par différents masques ; dans le cas extrême il peut apparaître sous forme d’un masque qui prêche enfer et damnation, qui se repaît en décrivant les terreurs du péché et de l’éternel supplice, qui se perd dans un délire religieux de persécution ; ou alors, dans une variante bigote, qui se délecte des pêchés dénoncés (dans le sens de prêcher l’eau et boire le vin). Les débordements absurdes et brutaux auxquels conduisent la haine, la vengeance, la violence, la terreur et la cupidité, les ‘nettoyages’ ethniques, ainsi que l’intolérance contemporaine du fondamentalisme religieux sont toutes des expressions du masque matérialiste du Self émotionnel. Des quantités d’entreprises économiques dans l’industrie de la communication par exemple, l’industrie cosmétique, l’industrie du tabac et l’industrie pharmaceutique, les sociétés d’assurance et le culte ésotérique, utilisent le mensonge, la falsification et l’attisement de l’envie, la peur/crainte et les promesses.

Les masques du matérialisme intellectuel sont transmis par le langage et se présentent souvent même de façon analytique et logique. Les personnes qui en sont prisonnières ont tendance à être pointilleuses, sont portées à la mesquinerie, à la pensée obsessionnelle en catégories, au dualisme, au dogmatisme et à l’étroitesse d’esprit. Une personne sous l’emprise du SM est donc quasiment incapable de percevoir des liens ; malgré la quantité de connaissances factuelles dont elle dispose peut-être, cette personne n’est pas en mesure de vraiment comprendre les choses plus profondément ; c’est même le contraire qui est vrai, ceux qui attestent d’une telle sensibilité peuvent lui sembler suspects. L’un des concepts psychologiques les plus importants développé dans ce contexte par G. I. Gurdjieff est celui d’« appareil formatif » (Ouspensky 1949) qui correspond au « centre mental » verbal dans le SM. Les personnes qui ont l’expérience de la pratique de zazen 10 savent que cet appareil formatif produit sans cesse des associations. De plus, il possède l’aptitude fantastique à évoquer des souvenirs et à faire des associations et des combinaisons de mots et d’idées. Ce formatage associatif, c’est ce que nous appelons souvent, à tort, réflexion. Le SM est capable de performances extraordinairement efficaces et brillantes ; car il n’y a aucun doute que – comme je l’ai dit plus haut – l’invention de machines, de techniques et de constructions de tous genres est un exemple pour l’intelligence et la créativité du SM.

Le SM a cette capacité surprenante de feindre ce qu’il n’est pas – car il sait imiter avec brio des processus corporels/matériels et mettre aussi la parole à son service. Il a, par ailleurs, le pouvoir d’ériger des constructions théoriques complexes et est formaté pour les imposer et les défendre coûte que coûte. Il détient une énorme quantité de savoirs factuels dans le monde des choses, mais en réalité les choses se situent au delà du monde de ses propres expériences et ne sont pas à sa portée. Il sait briller en faisant des imitations parfaites de ce qui ne lui appartient pas et qui n’est pas de son monde.

Aussi dur que cela puisse paraître, la première tâche, de loin la plus difficile sur le chemin de la connaissance de soi, est de se reconnaître (aussi) comme une machine. Bien entendu : se reconnaître et non se condamner ! C’est plus facile à dire qu’à faire. La thèse qui consiste à dire que les hommes ne seraient que des automates a déjà été formulée par La Mettrie dans son livre « L’homme machine ». Dans une critique cinglante Popper (Popper/Eccles 1982, p. 22 et suivantes) s’oppose avec véhémence à cette idée, avec l’argument qu’une telle doctrine est non seulement erronée mais qu’elle est dépourvue d’éthique humaine. Ce qui est vrai – mais uniquement du point de vue du caractère exclusif de la revendication de La Mettrie. Dans le contexte que nous étudions c’est même le contraire. Car il ne s’agit pas ici d’une attitude qui consiste en être pour-ou-contre, il s’agit plutôt d’une compréhension intégrative des diverses parties de la totalité du self ; c’est pour cela qu’une vision développementale intégrative, et avec elle une éthique humaine fondée sur l’espoir et l’évolution, est d’une importance centrale.

Une autre perspective toute différente, celle de l’automatisation industrielle et de l’intelligence artificielle montre encore l’importance du concept du SM. Les critiques de l’automatisation croissante de notre époque déplorent souvent que la machine nous ‘volerait’ notre âme. Mais ils se trompent. Certes, c’est sur le coup peu flatteur pour l’image que nous nous faisons de nous-mêmes si nous nous définissons comme des automates – et ça provoque une réaction de grand dégoût chez grand nombre d’entre nous. Nous devrions à cet égard garder résolument en tête une remarque du logicien hégélien Gotthard Günther (1976) qui a dit qu’une telle vision, en dépit de toutes les résistances émotionnelles-réactives, n’offusque pas notre intelligence mais qu’elle rend possible, au contraire, le développement et le déploiement de toute l’étendue de notre spiritualité (cf. Schurrmann1994, Wilber 2001).

Car le fait d’accepter qu’un espace de compétences considérées comme humaines, est (ou peut être) de plus en plus pris en charge par des robots et des ordinateurs, nous permet de renoncer à de vieilles identifications solidement installées. L’homme peut enfin comprendre, surtout dans l’ère du développement d’ordinateurs de plus en plus puissants et de leurs connections en réseaux qui remplacent des parties toujours plus différentiées du Self Matériel de l’homme, qu’il n’a projeté jusqu’à présent qu’une pseudo-identité sur des mécanismes d’être fonctionnels. C’est cette fausse identification qu’il s’agit de rejeter. L’homme ne s’appauvrit pas en le faisant et n’y perd en aucun cas son âme ; il met à sa juste place le SM, « l’âme-objet » et s’enrichit en fin de compte « car de nouvelles forces de réflexion lui arrivent toujours d’une intériorité inépuisable et illimitée » (Günther 1976, p.90). On ne peut avoir qu’une idée très vague de ce que seront les défis lancés à notre identité et notre intelligence par l’ingénierie génétique et la nanotechnologie qui font exploser les limites que nous connaissons aujourd’hui, ainsi que par les neurosciences (cf. Grawe 2004) qui gagnent également de plus en plus de terrain.

Autrement dit : le SM fait partie des grands miracles de ce monde. Ce n’est que lorsque nous croyons qu’il est la totalité que nous nous mettons dans un déséquilibre heuristiquement fatal. Telles sont ces fonctions merveilleuses du SM : regarder, écouter, parler, combiner, calculer, réfléchir, penser, construire, etc. autant de ponts avec – au dehors – le monde de la matière brute – ce sont tout d’abord elles qui sont à la base de notre civilisation, ce monde dans lequel nous vivons. Tout ça, c’est merveilleux, mais ça ne change quand-même rien au trait caractéristique fondamental du SM : comme toute chose, il ne peut rien initier par lui-même. Ce qui signifie qu’une personne qui y est identifiée est plutôt passive et demande ainsi à être poussée vers le mouvement, vers l’action, par des stimulations motivantes provenant de l’extérieur, comme le sont par exemple la récompense et la punition.

Mais nous avons besoin de lui et de son bon fonctionnement pour pouvoir devenir ce que nous sommes en réalité depuis toujours. Il ne s’agit pas de détruire le Self Matériel (comme dans certains enseignements ésotériques – par exemple le culte Baghwan/Osho – qui ont pour objectif la destruction de l’ego). Mais il s’agit de veiller à ce qu’il occupe la place qui lui est désignée, le rôle fonctionnel qui est le sien. Nous devrions considérer le SM comme un outil conçu pour travailler la matière brute qui est dirigé, en arrière-plan, par quelque chose d’autre.

Car l’homme doit occuper un rôle important dans ce monde, et cela concerne aussi la gestion et la production du monde de la matière brute. Mais si il reste principalement identifié à son SM et qu’il se définit et se comprend comme une machine, il ne peut trouver le sens de son existence, car il a infiniment plus de potentiel à développer que son SM ne peut lui offrir. Il est donc indispensable pour notre développement d’apprendre à nous séparer et à nous différentier des habitudes identificatoires attachées aux automatismes et aux associations qui défilent en continu. S’en différentier veut dire ici de façon très pragmatique : les manifestations du SM que je perçois : « ce n’est pas MOI », tout comme je ne suis pas le frein, l’accélérateur ou l’embrayage de la voiture que je conduis. Je considère aussi que c’est notre devoir, spirituellement parlant, de trouver une voie qui permette de différencier le MOI des masques du SM et d’installer cette voie solidement en nous ; c’est le début d’une épuration réussie du SM.

IV. LE SELF RÉACTIF

Nous continuons maintenant à cheminer vers l’intérieur, vers la strate suivante de la ‘Self-ité’. Pour mémoire : le SM est cette partie de notre ‘self-ité’ qui s’organise autour de la matière brute et qui s’intègre en elle par les rencontres constantes et continues avec le monde des objets, et ce dès notre naissance. D’un point de vue développemental, c’est bien le SM qui a la priorité au cours des 2 à 5 premières années selon l’enfant, et qui se différencie et se parfait jusqu’à l’âge adulte. Peu après la naissance, pendant les premières 24 heures (cf. Stern 1992, Dornes 1993), et peut-être même déjà avant, dans le ventre maternel, le Self Véritable du nourrisson commence à développer la strate suivante de la ‘self-ité’ authentique, inconsciente, brute, indifférenciée et rudimentaire ; il le fait parallèlement au développement du SM. Car le monde vivant du corps humain et de la psyché commence à se développer progressivement dans le sens de sa vitalité impulsive-spontanée individuelle et dans le sens de la vie en général !

Ce sont les réactions aux stimuli intérieurs ou extérieurs qui caractérisent, entre autre, tout ce qui est vivant ; les êtres vivants disposent d’une sensibilité et par conséquent d’une réactivité qui leurs permet, en un mot, de s’ouvrir ou de se fermer aux stimuli. Et ce sont cette réactivité et cette sensitivité qui rendent possibles les rencontres authentiques et uniques que tout être vivant crée automatiquement et inconsciemment avec ses mondes (externes et internes). C’est pour cela qu’on appelle Self Réactif (SR) la partie de notre ‘self-ité’ qui réagit aux contenus et aux processus des différents mondes, qui s’organise et s’intègre en fonction de ces réactions et qui se développe conformément à la succession des phases développementales si son environnement ne l’en empêche pas trop. Les futurs masques de la nature réactive de l’être humain commencent à se développer tôt, se façonnent et se différentient dans le temps en deçà du seuil de la conscience.

Le Self Réactif est inhérent à notre nature. Notre corps, notre système émotionnel et notre esprit sont faits pour réagir de façon automatique. Ils réagissent les uns aux autres, les uns avec les autres, les uns contre les autres et sont souvent aussi tous imbriqués. Le SR constitue, conjointement au développement du SM, le fondement du développement de la personnalité (cf. le « self frontal/apparent », Wilber 2001-1, p. 145 et suivantes).

Contrairement au SM, le SR possède différents masques fonctionnels qui se manifestent selon une logique polaire : les réactions plaisir-douleur et les réactions sécurité-danger de l’instinct, sympathie-aversion des émotions, les réactions agréable-désagréable du corps, les réactions oui-non de l’esprit, les réactions attrait-rejet de l’érotisme/la sexualité. On pourrait comparer cette réactivité à un pilotage cybernétique qui ne connaît que deux commandes s’excluant mutuellement et qui, fondamentalement, ne tient compte que d’un seul côté : agréable ou désagréable, aimer ou ne pas aimer, oui ou non, juste ou faux, plaisir ou déplaisir !

Les attirances et rejets d’une personne identifiée à son SR sont, pour elle, tout simplement la vérité. Par exemple quelqu’un de très branché sur le corporel évitera tout inconfort physique ou ne fera que ‘ce dont il a envie’. Les personnes dominées par leur SR sont capables d’adhérer avec enthousiasme à une cause, et la rejeter immédiatement après avec véhémence. Il leur est cependant impossible d’avoir vraiment conscience de cette oscillation entre deux positions polaires extrêmes, étant incapables de percevoir simultanément la globalité des deux pôles. Elles sont comme des feuilles volantes soufflées dans toutes les directions par la tempête de leurs émotions, des contenus mentaux associatifs et des pensées ou des attirances corporelles. Ce qui leur plait momentanément est ‘bien’, ce qui leurs déplait est ‘mal’.
Fermement tenues par la poigne du SR, la position polaire qui est la leur, à un moment donné, est qualifiée d’absolue et non pas de relative : elles sont alors ‘irrémédiablement’ bloquées dans un dualisme réactif et dans la logique ‘noir-blanc’ du SR. Ce qui est caractéristique, c’est qu’elles se montrent intolérantes vis-à-vis de ceux qui n’ont pas la même sensibilité émotionnelle ou intellectuelle, qui ne ressentent pas les mêmes choses ; dans le cas le plus extrême elles les attaquent, déprécient, diffament et/ou persécutent.

Si nous sommes totalement identifiés au SR, nous faisons tout pour éviter l’expérience simultanée de sentiments, d’émotions et de contenus mentaux polaires antagonistes. Parce qu’il n’existe pas encore de contenant, capable de résister à cette forte tension, souvent décrite comme « déchirement intérieur ». Ainsi nous ne pouvons jamais, dans cet état, entrer en contact avec ce qui existe au-delà du oui ou du non, du bien ou du mal, du bon ou du mauvais ou de aimer ou ne pas aimer.

Car cette force de nos préférences (les masques du SR), que nous apprécions souvent tellement, est en réalité précisément la barrière qui nous empêche de nous voir nous-mêmes comme les autres, tels que nous sommes. Il nous est alors impossible de comprendre par exemple les liens structuraux ; passablement fixés dans notre égocentrisme, nous n’avons conscience que de ce que nous ressentons, ou du comment nous nous sentons. Sur le plan mental nous pouvons comprendre et qualifier les choses en termes de bien et bon ou de faux et mauvais. Mais sur ce plan là nous ne pouvons pas véritablement faire nôtre les idées : soit nous les approuvons soit nous les rejetons mais, dans les deux cas nous agissons toujours par automatisme. Autrement dit : la réactivité en tant que telle ne sait pas discerner et si nous agissons en étant exclusivement dirigés par la réactivité, nous réagissons au stimulus immédiat de façon automatique, impulsive dans la plupart des cas ; nous sommes alors souvent convaincus ‘d’avoir raison’ avec nos réactions et nous ne voyons ‘rien’ de l’autre, ou de l’arrière-plan, ou de connexions plus complexes.

Si nous réalisons cela et que nous nous décidons à faire un travail dans le but de contrôler les manifestations de la strate réactive avec son énergie sensitive, alors il nous faut tenir compte de ceci : nous devons sonder et examiner de près et soigneusement les conséquences des réactions automatiques dans notre vie. Ceci dit, deux obstacles majeurs s’opposent au contrôle du SR : les identifications endurcies et obsessionnelles avec d’une part nos positionnements réactifs internes, et d’autre part la croyance qu’elles ‘seules’ sont ‘vraies, justes et bien’.

Pour se libérer de l’énorme emprise des identifications avec les réactions du SR et pour ouvrir l’espace qui permet d’accéder à la couche intérieure suivante, la seule pratique de la conscience perceptive 11 ne suffit pas. Elle ne mène pas très loin. Car la conscience d’une réaction émotionnelle, à elle seule, telle : « Je suis en colère ! » n’est pas suffisante pour sortir de l’emprisonnement de l’identification. JE (ICH) 12 peux me séparer de moi-même uniquement au moment où JE ai une conscience spécifique de l’identification. Cet état que j’appelle conscience réfléchie s’installe quand JE identifie la réaction immédiate comme étant simplement un mode fonctionnel de mon système émotionnel. Et ce n’est qu’avec cette plus grande réflexivité et cette capacité à être témoin que nous créons la base pour un ‘self-travail’ ; celui-ci œuvre en tout premier lieu contre notre nature réactive instantanée, contre nos penchants et aversions qui sont le plus souvent obsessionnellement mis en acte, et justifiés à tort par le verbe « vouloir ». C’est d’ailleurs une erreur fatale car, empêtrés que nous sommes dans le SR, nous ne pouvons pas vraiment faire l’expérience de ce que signifie en réalité « Je veux … ! » Signalons là que ce ‘self-travail’ peut conduire au désastre s’il se fait sous l’emprise de la séduction, du chantage, de pressions diverses, contraintes ou attentes. Il doit exclusivement avoir lieu sous l’égide d’une liberté intérieure, d’une décision personnelle et responsable. D’un point de vue pratique cela peut signifier : apprendre éventuellement à faire ce que nous n’aimons pas faire, à être actifs quand nous nous sentons paresseux, à ne pas agir quand nous nous sentons plein d’énergie, etc.

Après avoir réussi à installer dans notre structure le processus qui libère du fonctionnement arbitraire du SR (cf. ch. VI), nous pouvons de plus en plus facilement donner au SR la place qui dans notre vie est la sienne, celle d’un organe de contact authentique qui stimule et favorise la vitalité et le développement de nos dons et talents. Si nous arrivons à reconnaître les contradictions et les oppositions qu’il y a en nous à ce niveau-là et que nous parvenons à les intégrer, alors le SR devient un organe de perception d’une extrême sensibilité.

Autrement dit la vie est réelle dans toute sa profondeur perceptive et réflexive uniquement là où existent simultanément le « oui » et le « non », où le dualisme (absolutisme qui divise) est dépassé. Là où c’est le cas, le SR est épuré et devient le siège d’un organe de perception et de contact d’une force et d’une profondeur considérables. Par le contact avec soi-même et l’environnement il devient une membrane organique sensitive ultrasensible, un récepteur finement étalonné pour les dangers et les menaces, pour les réalités du présent et les potentialités et possibilités du futur. Utilisé correctement il devient cette force qui nous aide à vivre notre vie avec une liberté plus grande et plus authentique. Nous y parvenons lorsque nous comprenons et réalisons ceci : ce qui émerge de l’interaction sensitive entre le SR et les conditions de notre vie ce n’est pas nous ; ce n’est que l’énergie dont nous disposons pour être véritablement. L’énergie sensitive est, de par sa nature, polarisée. Ce n’est qu’au moment où est maîtrisée cette polarisation partiellement inhérente et partiellement conditionnée que l’on dispose de toute la force qu’elle contient. Par contre une personne qui n’a pas acquis ni développé la conscience et le contrôle de sa nature polaire et réactive, reste esclave du dualisme réactif. La sensitivité devient alors impulsivité et progressivement très superficielle, ou elle devient un poids et finalement source de souffrance inutile, voire névrotique alors qu’elle pourrait être un relais entre le seul savoir du SM et la joie immense qui va de pair, grâce à une sensitivité maîtrisée, avec la compréhension naissante.

V. LE SELF OBJECTIF 13

Nous sommes habitués à regarder le monde de façon superficielle à travers les masques des Selfs Matériel et Réactif tels qu’ils ont été décrits plus haut ; en règle générale, nous nous identifions aux pattern de vie, de comportements et de discours qui leurs sont propres et là tout particulièrement au mot « Je » (« moi »). Et comme le développement de la personnalité repose principalement sur les développements des Selfs Matériel et Réactif qui ont lieu en parallèle, l’identification avec ces deux structures est aussi naturelle que normale.

La personnalité, comprise ici comme l’ensemble structurel des Selfs Matériel et Réactif, a la tâche d’encourager le développement des dons, talents et intérêts dès l’enfance et jusqu’au grand âge ; elle a la tâche de les entretenir, les soutenir et les réaliser ; dans la période de vie jusqu’à 25-45 ans elle aide l’être humain à trouver sa place existentielle et sociale dans la société et l’aide à s’y établir. Un égoïsme sain le propulse naturellement et lui permet d’accomplir ces tâches importantes. C’est précisément pour cela que les structures du SM et du SR sont d’une importance capitale ; ce sont elles qui guident normalement la personnalité dans sa croissance, son organisation et sa réalisation – bien que, principalement, sur un mode « co-conscient » (Petzold 1988), donc enraciné dans la ‘conscience quotidienne’ ou la ‘conscience consensuelle’ ou la ‘transe du quotidien’ (Tart 1975, 1986).

Ce processus de croissance n’avait pas de place, extérieure ou intérieure, dans le nouvel esprit du temps qui pointait dans les années 60 ; voilà pourquoi le ‘Human Potential Movement’ s’est épanoui, et avec lui comme protagoniste, la Gestalt-thérapie de Fritz Perls. Celle-ci exhuma à nouveau – surtout à ses débuts – tout particulièrement les processus fondamentaux des SM et SR ce qui lui valut son orientation hédoniste et narcissique, si fréquemment critiquée. Mais en réalité elle donnait du soutien au développement égoïste naturel de l’être humain et l’aidait à se libérer des automatismes et des habitudes ‘self-interrupteurs’ et ‘self-empêcheurs’ dus aux introjects sociaux inhibant. Le travail gestalt-thérapeutique se fraya ainsi un chemin vers la conscientisation des processus et contenus qui se déroulent dans l’ici et maintenant et se sont depuis toujours continuellement déroulés ; ainsi il ouvrit la porte à l’expression spontanée et à l’action non-conformiste, même anarchique, appelée par Wilber (2001-2) ‘Boomeritis’ (p. 30 et suivantes). La particularité de l’approche gestalt-thérapeutique est et était un pragmatisme maximum qui poursuit le but de libérer des interruptions (de contact) névrotiques ou des contenus du surmoi gênants (les « il faut » et les « on doit » du « top-dog ») et de vivre librement les processus de « l’autorégulation organismique » ainsi revitalisés et de les étayer avec la conscience perceptive 14. D’énormes quantités d’énergies gelées ont été ainsi libérées, débarrassées des dogmes usités devenus obsolètes et des tabous intimidants ; c’était du jamais vu. C’était nouveau ! C’était révolutionnaire ! En particulier par rapport à la psychanalyse et la thérapie comportementale qui régnaient toutes deux à l’époque sur la scène des psychothérapies.

La conscience perceptive de ses propres processus marque le début du développement de la conscience. Même les enfants au stade préconscient (et les animaux) ont une conscience perceptive d’eux-mêmes et du monde matériel brut et acquièrent de ce fait une compréhension matérielle brute des deux. Mais la seule conscience perceptive ne permet pas à l’être humain de se décoller des processus identificatoires automatiques et naturels. La conscience perceptive qui s’exprime par des énoncés comme : « Je suis fatigué(e)/malade », « j’ai mal », « je suis content(e)/triste/furieux(se)/irrité(e)/blessé(e)/vexé(e) », « ça ne va pas ! », « je dois être bon/meilleur », « je le sais », etc. met en exergue uniquement ce qui est en train de se dérouler dans le continuum ; elle contribue, en tant que « réalité perçue » (Petzold 1999, p. 112), à la compréhension « co-consciente » du moment. Ceci dit, la conviction – ici la ‘croyance’ – persiste que tel ou tel contenu transitoire provenant du continuum fluctuant des processus, verbalement fixé par « je suis » est vraiment « moi ».

Seule l’apparition d’une réaction émotionnelle et mentale du SR permet de remettre en question ces identifications naturelles. Elle est, au bout du compte, l’étincelle de tout progrès ; on appelle généralement cette réaction insatisfaction (tandis que la satisfaction mène plutôt à la stagnation, au statu quo). Puis pointe un processus qui, si on le suit, peut renverser tout ce qui fut. Nous commençons alors, non seulement à voir le monde séparé de nous-mêmes, mais en même temps, et cela peut paraître un peu étrange, à nous séparer nous-même de nous-même. Nous nous demandons par exemple : « Comment puis-JE être celui/celle que j’expérimente toujours à nouveau, que j’appelle ‘moi’ alors qu’il ou elle est chaque fois un ‘autre’ ou une ‘autre’ » ? Une curieuse réaction émotionnelle et intellectuelle commence à se manifester, réaction de détachement, d’étrangeté voire d’inquiétude en même temps qu’un sentiment nouveau de clarté vis-à-vis de soi-même et du monde qui nous entoure – comme si, en ce moment même, nous nous éveillions. Ce qui est le cas !

Ceci est la naissance consciente d’un nouveau self, nommé par Thomas Nagel « Self Objectif » (OS) (Nagel 1992, p. 97) dont la fonction est de recueillir avec impartialité des données sur soi comme sur les autres, de les soumettre à la conscience réfléchie et d’en assurer la transmission. Le SO est ainsi défini comme le niveau structurel de la ‘self-ité’ qui est dépourvu des aspects subjectifs – égocentriques et égoïstes – de la personnalité du SM et du SR, à même d’accéder à une perception décentrée, non-altérée et, à partir de là, à la conscience des différents mondes. C’est le début du développement de l’observateur, du futur témoin et de l’aptitude au témoignage dissocié ; c’est faire le pas le plus merveilleux de l’évolution vers une conscience supérieure ; car le Self Objectif (dont les racines évolutives se trouvent également dans l’enfance) porte en soi le potentiel qui permet de progresser vers les niveaux de la conscience les plus élevés (cf. Wilber 2001-1, Petzold 1999 ; voir aussi le conte « Les habits neufs de l’empereur », Andersen 1959).

Le premier pas dans le développement conscient du SO consiste en apprendre à concentrer l’attention, à la focaliser et à la faire croître énergétiquement. Nous pouvons apprendre par la suite à prendre du recul vis-à-vis de nous-mêmes, à voir et à regarder les différents masques et aires des SM et SR comme une chose, ou tout simplement comme des objets parmi d’autres. Ce qui signifie : je me regarde, je regarde les petits moi phénoménaux, les diverses manifestations de ma ‘self-ité’ comme je regarde les autres objets du monde. Ainsi a lieu une dés-identification, s’installe une constance d’âme et donc une attention impartiale, pour ainsi dire le point zéro de « l’indifférence créatrice ». L’initiation consciente de la conscience réfléchie par le dit ‘Je-observateur’ – la perception de la perception – s’exprime, si l’on reprend les exemples cités en haut, verbalement de la manière suivante : « JE ai conscience que mon corps a un certain degré de fatigue/une maladie. » JE ai conscience que telle partie de mon corps éprouve des douleurs. » « JE ai conscience que mon centre émotionnel ou un ‘je’ à l’intérieur de ce centre réagit avec joie/tristesse/colère/irritation. » « JE ai conscience qu’un ‘je’ (peut-être le ‘je-sais-tout-mieux’) dans mon esprit prétend que quelque chose ne tourne pas rond. » « JE ai conscience qu’un ‘je’ (peut-être le ‘je-moralisateur’) exige de mon esprit d’être bon. » « JE ai conscience qu’un ‘je’ (peut-être le ‘je-petit-chef’) dans mon esprit est convaincu de tout savoir. » Et ainsi de suite ! Sans fin !

La dés-identification par le Je-Observateur d’avec les différents masques s’effectue ainsi ; le pas suivant, la prise de conscience de la matière plutôt subtile, peut être fait : « cette réaction/maladie corporelle, cette réaction émotionnelle, ce processus mental n’est pas MOI » Et tout comme la qualité unique de la vie est fondamentalement différente du monde des choses, la qualité unique du SO se distingue et se différentie par sa clarté toute particulière du monde des manifestations du SR.

La base du SO est attention pure, focalisée et impartiale et sincère dans son auto-observation. Ceci n’est réalisable qu’à condition de respecter, dans la conscience réfléchie et au cours de l’installation du Je-Observateur ou du – encore – jeune Témoin, les 6 point suivants : 1. Pas de critique, 2. Pas de jugement, 3. Pas de leçon, 4. Pas d’analyse, 5. Pas d’identification (ni dans un sens ni dans l’autre) 6. Un objet délimité. Le SO, comparable à une caméra équipée d’un zoom et d’un grand angle, gagne ainsi une perspective à la fois plus profonde et plus large.

Si je réussis au cours de mon self-travail à me ramener à moi-même par la conscience réfléchie tout en gardant sous contrôle l’attention en tant que telle et que je réussis à donner ainsi du soutien au développement du SO, alors je parviens de plus en plus à entrer simultanément en contact avec les parties de la ‘self-ité’ que nous appelons personnalité et avec le Self Véritable plus délicat et matériellement subtil (plus à ce sujet dans les prochains deux chapitres). Dans la mesure où il se développe, le Self Objectif a une responsabilité de plus en plus importante qui consiste en faire avancer et maintenir en vie l’organisation, l’intégration et la cohésion de la totalité du Self.

À présent, pour terminer, encore quelques remarques de Nagel au sujet de l’objectivité : « L’objectivité – quelle qu’elle soit – n’est pas un critère de réalité. Elle n’est qu’un moyen parmi d’autres de comprendre la réalité … Nos efforts pour comprendre objectivement la réalité sont et restent le seul moyen d’approfondir notre compréhension de ce qui est, afin de passer outre ses manifestations qui sont pour nous, êtres humains, subjectives. » (Nagel 1992, p.49). Et un peu plus loin il dit combien il est important de distinguer différentes « conceptions de l’objectivité ». « La conception physique de l’objectivité est un instrument inapproprié pour développer notre compréhension du psychisme ; et même une objectivité à même de répondre à cette tâche ne saurait nous donner une compréhension complète de toutes les perspectives psychiques qui existent, différentes et incompatibles. » (p. 20).

VI. LE SELF DIVISÉ

Nos efforts pour développer la conscience réfléchie dans le SO nous conduisent, progressivement, à la libération de l’emprise du SM et au réveil de l’hypnose du SR. Nous commençons alors à développer une perspective plus objective et à acquérir une plus grande aptitude au témoignage. Ce n’est qu’après avoir réalisé cela partiellement déjà, que nous commençons à entrevoir la « frayeur de la situation » (Gurdjieff, o.J., p. 375) : ce que signifie exister dans la non-réflexion, exister uniquement comme fils et filles de mère Nature.

Avec le concept de Self Divisé (SD) ici introduit, on se réfère à la tradition très ancienne de la double nature de l’homme qui apparaît dans la littérature pour la première fois dans l’épopée de Gilgamesh (1958) au 2ème siècle avant notre ère ; elle est exprimée par Goethe (1972) dans la célèbre exclamation de Faust : « Deux âmes, hélas ! habitent ma poitrine » et a été traduite de façon plus récente par la « conjunctio oppositorum » de C. G. Jung (1971) par exemple ou encore par les notions polaires « conscient-inconscient », « nature et personnalité », ou « essence et existence ».

De part le développement dans le Self Objectif sont consolidées et affinées la conscience réfléchie ainsi que le Témoin qui peut atteindre un degré de présence permanente si on dispose de l’aptitude requise et qu’on fournit les efforts nécessaires. C’est à nouveau une réaction émotionnelle – je l’appellerais ‘amour de la vérité’ – qui nous éveille à une nouvelle clarté et qui nous pousse vers une objectivité plus subtile et donc supérieure. Un besoin de mettre au grand jour les ‘mensonges’ de la vie existentielle et de la personnalité (« l’ombre » selon Jung) a dès lors la priorité, conjointement au besoin de se trouver, de se connaître et de se développer avec authenticité et sincérité. Un sentiment plus fort d’insatisfaction – ce n’est pas une réaction émotionnelle ! – se manifeste ; ce sentiment qui dit que ‘quelque chose’ n’est pas juste, que ‘quelque chose’ nous manque. Nous nous percevons autrement et plus profondément touchés par nous-mêmes, nous avons l’intuition que ‘quelque chose’ existe au tréfonds de notre âme que nous pressentons mais que nous ne connaissons pas, ‘quelque chose’ de différent de ce que nous vivons et expérimentons au quotidien. Il n’est pas rare que des personnes, ainsi touchées, partent à la recherche d’un psychothérapeute ou d’un maître spirituel.

Sur le plan psychologique nous sommes à la croisée des chemins de cette dichotomie fondamentale : continuons-nous à suivre le processus automatique de notre personnalité au quotidien ou essayons-nous d’écouter cette voix intérieure au début petite ? C’est l’expérience de se trouver à la croisée des chemins qui commence à nous diviser et qui nous confronte à deux directions opposées au sein de notre ‘self-ité’ ; le Self Divisé est né.

Globalement on peut dire que la nature supérieure de l’homme se construit sur sa nature inférieure, même si les deux peuvent aussi se développer en parallèle. En parlant de nature supérieure et de nature inférieure on court le risque d’être mal compris, d’induire un jugement de valeurs. Mais ces concepts doivent être appréhendés sur le plan structurel, sans jugement moral à savoir comme le reflet verbal d’un agencement des structures du self qui donne, en quelque sorte, une orientation. La nature inférieure, importante et saine (considérée ici sans pathologie) qui est logée dans la personnalité du SM et SR devient généralement une fondation solide pour le développement stable de la partie supérieure (Wilber 2001-1, p. 156). Ceci dit, on peut aussi rester bloqué à un niveau développemental inférieur de sa personnalité alors qu’on a évolué spirituellement, par exemple en pratiquant la méditation. Ainsi une personne qui prie ou médite peut vivre un sentiment d’union avec Dieu/ESPRIT ; mais, sous l’emprise de ses attentes et exigences névrotiques dans son quotidien, elle reste toujours irritée par les autres ; ou encore, sans égard pour les autres, elle se sert d’eux pour parvenir à ses propres fins (par exemple dans la sexualité). Cela arrive, même dans la vie monacale. La voie appropriée pour un développement stable de la nature supérieure, consiste à satisfaire d’abord les besoins fondamentaux de la nature dite inférieure dans le sens de la hiérarchie des besoins de Maslow (1954) ; elle consiste à dépasser – si elle existe – une pathologie névrotique, à développer un égoïsme sain et à consolider la vie existentielle. La réalisation de soi se fait donc à des niveaux différents du Self : les niveaux corporel, sexuel, sensitif, émotionnel, mental-intellectuel et spirituel – qui doivent tous être bien équilibrés ou harmonisés. Un raccourci, souvent pris par évitement névrotique de la vie, conduit dans bien des cas à un leurre pathologique, et c’est précisément ce que certaines écoles ésotériques « vendent ».

Ce sont des questions comme : « D’où vient cette façon de faire ? », « Pourquoi est-ce que je me comporte ainsi ? », « Comment est-ce possible que je sois insatisfait(e) alors que j’ai tout ce que je veux dans la vie ? » qui mènent à la découverte du SD. Si nous ne nous contentons pas d’une réponse rapide et superficielle mais que nous allons à la recherche des « motifs derrière les motifs derrière les motifs » (Shaw 1978), alors ces questions nous conduisent dans les profondeurs, voire les abysses de nous-mêmes. Souvenons-nous : complètement identifié au SR je ne peux faire qu’une différence approximative entre acquiescer et refuser ; je mets alors en acte, inconsciemment ou « co-consciemment », l’un ou l’autre des deux pôles. Avec « l’énergie consciente » de la conscience réfléchie approfondie et limpide par contre, JE peux observer plus clairement et plus finement les pattern psycho-dynamiques des SR et SM et apprendre à les connaître. Sur cette base différentiée je peux percevoir une structure profonde (et aussi supérieure), qui est en effet indépendante des SM et SR puisqu’elle se compose de besoins, désirs, rêves et valeurs plus subtils et profonds. La conscience réfléchie, avec son énergie consciente, nous conduit à cette jonction qui nous fait regarder simultanément dans 2 directions et voir la couche extérieure de notre ‘self-ité’ – le Self Matériel et le Self Réactif – et la couche intérieure située plus en profondeur, celle des besoins, désirs et valeurs authentiques du Self Véritable.

Ceci est précisément la caractéristique fondamentale du masque ‘mental’ du Self Divisé qui ressemble à une tête de Janus psychologique. Tandis que l’une des ‘têtes’ est orientée vers la personnalité des SM et SR et nous maintient, de façon automatique, dans nos habitudes, sur les rails de notre destin, ‘l’autre’ est orientée vers l’intérieur, notre nature profonde ou Self Véritable qui, négligé au fil des années par le développement prioritaire et naturel de la personnalité, n’a pas encore pu se développer. En portant notre regard sur l’intérieur, nous nous apprêtons à nous reconnaître dans la profondeur de notre âme en ce que nous sommes véritablement, à reconnaître ce qui nous correspond vraiment et ce qui nous ‘parle’ ainsi d’une façon toute particulière – souvent comme une petite voix intérieure. Nous sommes aspirés vers notre Self Véritable ; nous apprenons – parfois bon gré, mal gré – à écouter son chuchotement et à suivre ainsi notre destinée qui devient, avec le temps de plus en plus claire.

Le masque ‘émotionnel’ du Self Divisé, lui aussi, tend inexorablement vers l’avant-plan et gagne rapidement en consistance. Il s’agit ici de la dimension phénoménologique de la souffrance. Le Self Divisé, de part sa nature, induit en nous un état psychique qui engendre automatiquement de la souffrance. Et nous souffrons vraiment, peu à certains moments et beaucoup à d’autres, à force de vivre un ‘tiraillement-entre-deux-directions’. Si le développement de la personnalité, au cours de premières 20 années, a pu se faire relativement en accord avec le Self Véritable, ce qui n’est pas rare, alors la souffrance dans le SD est plus facile à vivre et plus supportable. Il est capital de ne pas confondre cette forme de souffrance avec une souffrance naturelle-humaine, comme par exemple lorsque nous apprenons le décès d’une personne aimée, il est tout aussi important de la distinguer d’une souffrance choisie, comme par exemple celle qui accompagne un grand effort/exploit ; tout comme il est important de la distinguer d’une souffrance névrotique, par exemple quand on reste attaché à une attente qui n’est pas ou ne peut être satisfaite (exemple : une personne se considère, masochistement, comme une victime éternelle du monde et ne cesse de s’en plaindre et se lamenter).

La souffrance dans le Self Divisé est propre à ce stade du développement. Grâce au Self Objectif nous accueillons cette souffrance délibérément, d’où l’appellation « souffrance délibérée ». La souffrance est ainsi pleinement accueillie, acceptée et intégrée dans l’espace émotionnel et sentimental du Self Divisé. Voici un exemple commun pour illustrer cela : une mère, et à moindre degré un père (dans la répartition des rôles classique), renonce de son plein gré à ses besoins personnels et se rend disponible pour le nouveau né vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; ce processus de renoncement délibéré à ses propres besoins accompagne l’investissement parental jusqu’à ce que les enfants quittent la maison et terminent leurs études. Ceci est souffrance délibérée sur un plan élémentaire-existentiel. Voici un autre exemple tiré du travail sur soi : une personne choisit de sacrifier ses attentes (névrotiques) et ses réactions négatives (comme par exemple : l’impatience, la colère, les blessures narcissiques) pour développer son centre émotionnel (dit « chakra du cœur ») ; elles se dissipent alors dans la sympathie/compassion.

Grâce à une compréhension plus profonde du Self Divisé, donc de ce ‘tiraillement-simultané-entre-deux-directions’, nous faisons l’expérience plus immédiate de divergences, contradictions, mensonges, de notre « ombre » personnel, et bien souvent tout cela est très entremêlé ! Cette expérience peut être épouvantable, insupportable, douloureuse surtout si nous n’y sommes pas préparés, si nous nous sentons clivés et n’avons personne pour nous éclairer. Dans ma pratique j’ai souvent constaté que certaines des personnes qui font l’expérience de ce stade douloureux de leur évolution, croient être schizophrènes. Quel bonheur de pouvoir leurs expliquer que tout ‘est en ordre’ puisque c’est le masque de leur Self Divisé qui est à l’œuvre. Et même si le monde interne de leur psyché leur apparaît comme un champ de bataille terrible, elles peuvent tout à fait se réjouir de ce processus de développement essentiel, bien que pénible et douloureux. Et ce fait, souffrir et se réjouir en même temps, peut avoir lieu dans le Self Divisé.

L’instauration du SO en tant qu’observateur et témoin fiable, impartial et stable dans sa quiétude est très importante pour le développement dans le Self Divisé ; c’est l’un des points culminants du self-travail. Car – et ce peut aussi être un vrai problème – notre égoïsme est enraciné dans notre Self Véritable et habite donc, cela va presque de soi, notre personnalité. Les différents moi de matière brute de la personnalité qui apparaissent sont ornés de la force de l’égoïsme autant que le sont les moi de matière plutôt subtile qui émergent du Self Véritable. Et tous, conformément à la nature de l’égoïsme sain, veulent avoir l’avantage, vivre et s’imposer avantageusement. Ceci est également vrai pour les archétypes nichés dans le Self Véritable (comme par exemple ‘loup et brebis’, ‘sainte et putain’, ‘guerrier/héros et sage/mage’) et c’est vrai pour les valeurs et les contenus des rêves de matière plutôt subtile. Cela peut devenir une lutte épuisante, voire une guerre sans merci, entrainer une souffrance quasi insupportable et déboucher sur des sentiments de déchirement. Au fond, le Self Divisé doit accomplir une tâche difficile. Cette tâche se définit ainsi : « A qui sert l’égoïsme ? » Le Self Divisé a de quoi faire avec ces ‘nombreux petits moi’ et certains ‘moi phénoménaux un peu plus grands’ de la personnalité ainsi qu’avec les ‘moi de matière subtile’ qui émergent du Self Véritable ; il doit les ordonner et organiser, il doit déblayer et intégrer. On ne peut évidemment pas faire l’économie du développement de la conscience dans le SO (le témoin). Mon épouse appelle ça dans sa langue d’origine : ‘catching and riding the tail of ego’. 15

Le Self Objectif et l’aptitude croissante au témoignage aident le SD à tenir bon tout en gardant une juste distance et à supporter les contradictions, les champs de batailles, les incertitudes, les états d’impuissance, de désespoir, de souffrance jusqu’au moment où nous pouvons nous positionner avec justesse face à notre égoïsme et prendre une décision juste. Pour quelle direction, quelle valeur, quelle attitude, quel intérêt nous décidons-nous ? Nous décelons les mensonges avec moins de complaisance car l’amour de la vérité et l’attrait de la clarté et de la sincérité acquièrent une force magnétique croissante. On recherche, on explore soigneusement, on différencie, on se décide et on déblaye. Par exemple : « Telle action qui parait ‘altruiste’, est-elle contrôlée par un penchant égocentrique (par exemple être bon pour aller au ciel ou aider pour se sentir bien soi-même) ou est-elle induite par une faiblesse du moi (par exemple ne pas savoir dire non) ou est-elle réellement gouvernée par une attitude désintéressée ? » Le faux-semblant altruiste, qui n’était rien d’autre peut-être qu’un ‘ego-trip’ camouflé, est dorénavant examiné de près et ses motifs réels sont étudiés. En découvrant de plus en plus de valeurs et de désirs authentiques dans le Self Véritable, le Self Divisé acquiert, tout au long de son travail, une capacité croissante de différenciation, de conscientisation et de détermination. Au début de son développement le Self Divisé est imprécis et mitigé. Mais sa fiabilité à révéler ce qui est juste et authentique croît avec chaque découverte et, en même temps, sa conscience de la matière subtile se développe inlassablement. On ne compte plus les exemples sur lesquels travaillent les Selfs Objectif et Divisé pour intégrer en un ensemble harmonieux les différentes parties de notre ‘self-ité’. Quand cela commence à se faire – c’est un travail long et exigeant correspondant à un ‘renversement’ de la psyché – il est possible qu’une brebis et un loup puissent cohabiter, réunis sans ‘bain de sang’ (le ‘paradis’) ; il est effectivement possible de vive en paix et dans l’amour avec son conjoint des années durant, bien qu’il ou elle manifeste des comportements qu’on n’aime vraiment pas ou qu’on ne supporte pas, etc.

À l’unisson avec le MOI du Self Objectif, le Self Divisé nous ouvre l’accès aux processus et contenus plus profonds et, en même temps, plus élevés, matériellement plus subtils du Self Véritable ; il nous structure, organise et fait un travail d’intégration de sorte à ce que les valeurs et les rêves, profondément enfouis en nous – parfois même refoulés depuis des années – gagnent en visibilité et en importance face à la nature réactive et dualiste du SR et à la nature du SM contrôlée par la matière. Notre personnalité (SM et SR) progressivement libérée des mensonges, illusions et tromperies se révèle de plus en plus épurée et purifiée ; SM et SR s’intègrent harmonieusement ; les énergies vitales, automatiques et sensitives se libèrent et sont rendues disponibles à présent avec une force et une clarté jamais éprouvées. La personnalité devient perméable au Self Véritable pour peut-être même fusionner avec lui ; nous nous sentons pleinement réels et sommes entièrement et harmonieusement en accord avec nous-mêmes. Le MOI est à tout jamais solidement installé dans la « conscience de moi-même » (Ichbewusstsein) et donc « pleinement réflexif » (Petzold 1988, Wilber 2001-1). C’est semblable au processus d’individuation décrit par C. G. Jung.

Après avoir fourni cet exploit extraordinaire pour notre développement le Self Divisé disparaît doucement, à fur et à mesure que le travail intrapsychique de clarification, de rangement, d’organisation et d’intégration, tout particulièrement par rapport à ‘l’égoïsme’, progresse. Ses forces et énergies fusionnent maintenant avec les espaces intégrés de la ‘self-ité’. Le Self Objectif (MOI, le témoin) gagne toujours plus en force et en énergie dans la « conscience éclairée » (Petzold 1988, Wilber 1995, 2001-1). Le Self Divisé peut prendre maintenant, espérons-le, une place d’honneur bien méritée et stable dans notre souvenir et dans notre cœur.

VII. LE SELF VÉRITABLE 16

Disons d’emblée qu’une fois arrivés au Self Véritable, nous sommes pleinement nous-mêmes. Notre ‘nature substantielle’ peut maintenant, sans entrave, en coopération avec la personnalité affinée et purifiée, clairement prendre sa route pour participer authentiquement, avec élan et amour, aux évènements de cet « univers dramatique » (Benett 1956) et « agir dans une perspective globale » (Wilber 2001-2). La question se pose si la globalité acquise en tant que conscience de la matière brute et subtile et en tant qu’intégration harmonieuse de la totalité du self représente vraiment le niveau le plus élevé que nous puissions atteindre.

Je crois que la réponse se trouve dans les aires de matières subtiles de « l’ESPRIT » qui ne nous sont pas directement accessibles ; c’est d’elles que naît tout ce qui est vraiment productif et créatif et ce sont elles qui agissent sans relâche sur la « grande chaine de l’être » (Wilber 1995). Nous ne pouvons connaître ou objectiver ce fond. Seules nous sont accessibles les manifestations et répercussions de l’énergie créatrice qui en émanent – comme dans nos besoins et désirs les plus profonds, dans nos valeurs et rêves – visibles en l’art par exemple, en architecture, dans les sciences, la musique, la religion et la philosophie – et naturellement – par la sexualité en nos enfants en tant que produits de l’énergie créatrice.

C’est cette énergie créatrice qui transcende de loin la conscience perceptive et la conscience réfléchie et nous relie mystérieusement à la nature véritable de notre ‘self-ité’ comme à celle de tous les autres objets. Elle est l’énergie et le véhicule du témoin, parfois elle se manifeste aussi comme intuition. Elle nous permet de ‘voir’ les choses telles qu’elles sont, sans que nous soyons influencés par des comparaisons, des souvenirs ni même par notre propre expérience. Elle est cette énergie « provenant d’au-delà de la frontière » qui nous pénètre et si nous n’y sommes pas préparés, ses effets peuvent même être dangereux ; par exemple quand on ouvre sans préparation préalable les portes qui donnent sur ces espaces, à l’aide de ‘passe-partout’ que sont les substances hallucinogènes (cf. par exemple Castaneda 1972, Grof 1983, Hofmann 1993). Cette ‘vision créative’ du témoin aguerri transporte l’énergie créatrice dans notre Self Véritable et ouvre sur d’autres processus d’épurement et de développement de la conscience qui œuvrent au-delà des sensations, émotions et pensées. ‘Vision créative’, ainsi comprise, veut dire conscience immédiate de ce que sont les choses de la matière brute et subtile, contact immédiat et intemporel avec le processus cosmique.

Cette énergie créatrice permet au Self Véritable de se manifester par la purification et le perfectionnement de notre ‘agir’, qui se distingue à mon avis, par sa beauté, l’un des « attributs de Dieu » 17, des actions habituelles et intentionnelles de notre vie quotidienne. Cela signifie que notre ‘agir’ n’est pas temporellement divisé en une intention qui apparaît à un moment donné et une action accomplie à un autre moment – une stratégie de vie tout à fait normale et appropriée dans le quotidien habituel. ‘Agir’, c’est ici la condition effective mais fugace dans laquelle JE SUIS ; où il n’y a qu’unité, pas de séparation ; ni en ‘je fais ceci’ ni en ‘ceci me fait’. Il n’existe rien d’autre que cet ‘agir’ parfait dans sa beauté ; mais seulement quand l’action est libre, sans réserve, sans calcul, sans espoir d’une quelconque réussite ou attente d’une contrepartie ; ça c’est réellement agir, c’est ce qui libère l’amour conscient, l’essence de toute rencontre ; c’est un état de grâce.

Si seulement nous pouvions commencer à comprendre que réellement agir et être se conditionnent mutuellement ! Normalement, dans la « co-conscience » – donc sans avoir entamé un ‘self-travail’– nous croyons exister uniquement quand notre personnalité agit dans le Self Matériel et/ou le Self Réactif. Notre développement dans les SO et SD nous permet d’acquérir une conscience, qui dépasse ce plan purement existentiel et qui ouvre, dans le Self Véritable, sur la vraie liberté de ‘l’être’ fondamental. Seuls notre conscience développée et notre ‘agir-qui-répond’ nous conduisent vers l’expérience intérieure qui consiste en percevoir l’union de la nature substantielle et de l’existence.

Et si maintenant, nous réfléchissions et nous questionnions audacieusement : qu’avons-nous vraiment accompli jusqu’ici dans la réalisation de nous-mêmes ? Sommes-nous prêts à reconnaître que notre existence (‘être’) – toujours attachée à la personnalité des SM et SR et aux identifications – est principalement illusion ? Même si elle (notre personnalité) est guérie grâce au travail que nous avons pu faire en Gestalt-thérapie ? Pouvons-nous nous ouvrir et nous rendre accessibles à quelque chose de tout à fait nouveau : que seul l’agir répondant fait quelque chose de nous sur le plan de l’‘être’ ?

En tout dernier lieu cela signifie que ce n’est pas moi qui parle quand je dis quelque chose, mais qu’en réalité, ce que je dis me parle. Nous en avons un bref éclair de compréhension, si nous avons appris à nous observer finement. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous commençons à comprendre que le monde est un agencement d’actions illimitées dans leurs significations ; qu’il y a, effectivement, des êtres – au sens de Selfs Véritables – au sein de ces processus, mais qu’‘agir’ en fait partie en tant qu’élément complémentaire et que c’est cet ‘agir’ qui me crée (le moi dès lors substantiel) ; quand cet ‘agir’ est terminé, il devient inutile et ‘je/moi’ disparaît. Autrement dit : ce n’est pas l’artiste qui peint le tableau, c’est le tableau qui fait exister l’artiste, en s’auto-créant au travers de l’artiste.

Par ces considérations nous aboutissons à la définition gestalt-thérapeutique du self, telle qu’elle a été présentée au début en tant qu’écoulement sans fin du féminin-dionysiaque dans le processus de contact. Le processus dynamique de l’alternance entre figure et fond devient une fixation dite névrotique uniquement quand il y a blocage de l’autorégulation organismique : « Et si le sujet est névrosé, rien d’autre n’existe dans la conscience en dehors du moi délibéré. » (Perls et al. 1951, trad. française 2001, p. 224).

Et quand ce processus de contact transcende le domaine personnel (SM + SR) du self et devient unité avec le Self Véritable, alors nous sommes délivrés de l’obligation de devoir être quelque chose, ou tout simplement de pouvoir l’être, ou d’être ce que nous ne sommes pas. D’après ce qui a été développé, l’existence de l’‘être’ ou du self avec tous ses masques des petits moi phénoménaux, est temporellement limitée, plus ou moins longue – parfois même elle ne dure qu’un laps de temps très fugace. La seule chose qui compte alors, ce qui fait – spirituellement – vraiment sens, c’est la réponse que nous donnons ; c’est être utile, ce qui veut dire être l’instrument pour un ‘agir’ qui doit être. 18 Nous pouvons, si nous avons appris à travailler continuellement sur nous, participer à cet ‘agir’ dont le sens est illimité ou – autrement dit – obéir à ‘être’. Mais pour pouvoir jouer un tel rôle, ou – pour le dire avec plus de justesse d’un point de vue spirituel – pour être joués dans un tel rôle, nous devons transcender tous les masques du self. Ce n’est qu’alors que nous parvenons au perfectionnement de l’‘agir’, dont la beauté se trouve précisément dans le destin individuel de tout un chacun. Cela est l’éternel processus du « meurs et deviens » propre au Self Véritable et, en même temps, le lieu d’habitation de « JE … ».

Notons pour terminer, que le terminus « Self Véritable » désigne ici la fusion entre la personnalité et la nature substantielle, entre être-là et être-ainsi, qui peut s’exprimer par des énoncés tels que : « JE suis », « JE souhaite », « JE peux », « JE veux » 19. Défini comme origine ou source de l’association harmonieuse entre la nature substantielle et l’existence, ce JE (MOI) n’est à mon avis pas plus objectivable. JE en tant que pur témoin représente la limite logique absolue de la connaissance et peut par la suite, en tant que sujet dit transcendantal dans la ‘pure vacuité’, rétrécir – avec un travail approprié de la conscience – en un point sans dimension dans la « non-conscience » sans forme et sans dualité ; ainsi JE (MOI) en tant qu’étincelle et véhicule du divin/de l’Esprit (tant révélé qu’insondable) échappe-t-il à tout jamais à la compréhension logique de l’ « appareil formatif » du Self Matériel et se trouve ainsi libre.


NOTES :

1. NdT : Les citations anglaises ou allemandes sont traduites du texte d’origine (les renvois aux pages des ouvrages de référence sont inchangés) à l’exception des citations tirées de l’ouvrage Gestalt Therapy de Perls, Hefferline et Goodman.

2. NdT : Gleichgültigkeit signifie indifférence. Ce mot apparait plusieurs fois avec un trait d’union (Gleich-Gültigkeit) ce qui lui confère un complément de sens : équité, équivalence, impartialité. Le cas échéant et en fonction du contexte il est traduit par ‘équi-valence’.

3. NdT : « Ich » (« je ») correspond au « moi » dans la terminologie gestaltiste française et désigne la fonction identificatoire du self en tant que processus. Le concept structurel « ICH » tel qu’il est décrit dans cet article est, en analogie avec le « moi » processuel, généralement traduit par « MOI ». Il est, par ailleurs, traduit par « JE » là où le texte réclame l’utilisation du pronom de la première personne.

4. NdT : La langue allemande utilise différents mots pour désigner les modes de conscience (Bewusstsein). Dans ce texte Bewussheit est traduit par conscience perceptive (awareness) et Gewahrsein par conscience réfléchie.

5. Cf. à ce sujet aussi Pauls : « La Gestalt-thérapie ne favorisait pas la régression ni l’éclairage d’une genèse infantile avec ses répétitions dans le transfert. Elle visait plutôt, d’une part l’offre relationnelle névrotique du patient qui se manifeste dans la situation et la relation thérapeutique actuelle et, d’autre part ses ressources corporelles, psychiques et communicationnelles saines. Les thérapeutes étaient censés entrer en relation directement, être reconnaissables en tant que personnes, être authentiques et vrais et faire des interventions compréhensibles dans le processus immédiat. Grand nombre de Gestalt-thérapeutes avaient d’évidentes résistances à aborder le passé du client sous un angle thérapeutique … » (Pauls, 1994, p.19).

6. et la citation continue : « … because the statement is verbal, and the facts are not. » (Korzybsky 1933, p.XIV) ; traduction (de l’auteur) : “Quoi qu’on dise que c’est, ce n’est pas, car le constat est verbal et les faits ne le sont pas. »

7. Les idées de base de cette partie ainsi que des parties 4 et 6 se réfèrent à William James, 1890 et J.G. Bennet, 1956 et 1964.

8. Genèse 2,7.

9. « The empirical self or me », William James 1890, p. 291.

10. La pratique du bouddhisme zen : « zazen » (Jap. za = assise) : le zazen est donc l’assise dans le zen, en concentration mentale, en contemplation.

11. NdT : ou : awareness.

12. NdT : Le concept structurel (« ICH » en allemand) est traduit par « MOI » en analogie avec le « moi » processuel ; il est aussi traduit par « JE » là où le contenu du texte réclame l’utilisation du pronom de la première personne.

13. Cette notion est de Thomas Nagel (1986).

14. NdT : conscience perceptive ou awareness.

15. NdT : ‘Attraper et tenir l’ego par sa queue’.

16. Basé sur Eric Mandel, 1988.

17. Dans la tradition soufie.

18. Cf. le compte « Dame Hiver » : la « demoiselle d’or » fait ce qui, pour chaque situation, est structurellement nécessaire, alors que la « sale demoiselle » n’a en vue que ses objectifs égoïstes ; Grimm 1819.

19. En me référant à Bennet (1956).


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